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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

C’est ainsi que la révolution accomplie dans l’industrie du lin remuera la société française jusque dans ses profondeurs. Elle sera bien autrement grave en cela que la révolution analogue qui s’est faite dans l’industrie du coton. Celle-ci s’est manifestée, pour ainsi dire, à la surface de la société ; elle en a changé, embelli les contours ; l’autre la modifiera dans sa constitution intime.

Il n’est pas étonnant que ces innovations soient envisagées avec terreur par des hommes réfléchis. Ils y voient avec raison une cause de vives souffrances pour nos populations rurales ; souffrances passagères, il est vrai, mais profondes et douloureuses. Ils y voient de plus une altération durable dans nos mœurs, qui se conservaient pures dans les campagnes et se corrompront dans les villes. Assurément, ces craintes ne sont pas sans fondement ; mais il ne faut pas les pousser jusqu’à l’extrême. Il n’est pas bien sûr d’abord que cette population infime des campagnes soit, en effet, au milieu de la vie presque végétative qu’elle mène, douée d’une moralité plus haute que la population active de nos villes. Quant aux souffrances qu’elle aura sans doute à endurer, outre qu’elles ne seront que passagères, elles ne seront peut-être pas aussi grandes qu’on l’imagine. Le filage à la main ne sera pas détruit en un jour. Long-temps encore il disputera le terrain pied à pied à nos manufactures, et celles-ci d’ailleurs ne s’élèveront pas toujours sur ses ruines : elles se placeront souvent à ses côtés, en agrandissant le cercle où l’industrie linière avait à s’exercer. Quelques refuges resteront même à nos fileurs, car il existe des emplois que la mécanique n’est pas encore prête à usurper sur eux. Le tissage prospère et prospérera long-temps dans nos campagnes, où il occupera bien des bras ; car il n’a pas encore, lui, de concurrence bien sérieuse à redouter de la part du tissage mécanique, et l’extension de la filature en France ne peut que contribuer à lui donner un nouvel élan. Enfin, les manufactures elles-mêmes absorberont une portion considérable de cette population déshéritée, et la partie la plus faible, la plus inhabile aux travaux rudes, les femmes et les enfans. Après tout, aux maux réels qu’il est permis de craindre, on peut entrevoir, dès à présent, de magnifiques compensations.

La plus belle de ces compensations sera, sans contredit, l’extension de la culture du lin et du chanvre ; culture déjà si étendue et si riche. Nul doute, en effet, que la filature mécanique ne donne une valeur plus grande aux produits de cette culture, en même temps qu’elle en augmentera l’usage. C’est à son détriment que la consommation du lin et du chanvre avait été refoulée depuis vingt ans par la consommation toujours croissante du coton. Une réaction va se faire, réaction dont notre agriculture profitera. Elle s’est déjà manifestée en Angleterre d’une manière bien sensible : elle sera plus rapide, plus étendue en France, où l’industrie du coton n’a pas encore jeté d’aussi profondes racines, et où les tissus de lin ont toujours conservé leur place dans les habitudes et dans les goûts. Ce n’est peut-être pas que l’industrie du coton doive reculer et s’amoindrir à son tour, encore moins qu’elle soit destinée à disparaître. À Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ! Il y a place en France pour