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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/296

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REVUE DES DEUX MONDES.

l’ombre d’un arbre à pain. C’était une femme de cinquante ans environ, d’une taille colossale, cinq pieds huit ou dix pouces au moins, très grasse et fort laide ; elle nous reçut très poliment. J’hésitai un instant si, suivant ce que j’avais lu dans les voyages de Cook, je ne la saluerais pas à l’ancienne mode du pays, en frottant mon nez contre le sien ; je cherchai dans ses gestes si quelque chose ne m’indiquerait pas que ce fût là son désir ; mais, ne remarquant rien dans son attitude qui me rendît le salut hawaiien obligatoire, je me contentai de prendre la main qu’elle m’offrit. Des siéges, de véritables chaises européennes, nous furent apportés, et nous nous assîmes autour de Kapiolani ; cinq ou six femmes d’honneur, vêtues d’immenses sacs qu’on appelle robes à Hawaii, et dans lesquelles elles semblaient fort embarrassées, se tenaient sur l’arrière-plan ; tout à l’entour de nous, la population de Kaava-Roa était étendue à plat ventre sur les rochers, le menton supporté par les deux mains, et attachant sur nous des regards fixes. Kapiolani était complètement vêtue à l’européenne ; une robe de mousseline anglaise à fleurs, une ceinture de soie bleue, des souliers, composaient sa toilette ; deux peignes d’écaille retenaient ses cheveux ; elle avait aux doigts trois ou quatre grosses bagues d’argent. Quant à la population qui nous entourait, c’était bien le plus bizarre assemblage qu’on pût voir : l’un avait pour tout vêtement un gilet sans boutons, celui-ci une chemise, celui-là un pantalon ; la plupart étaient nus, ne portant autour des reins que l’indispensable maro ; toutes les femmes étaient sinon habillées, du moins couvertes ; quelques-unes étaient vêtues comme les femmes d’honneur de Kapiolani ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, étaient tout simplement enveloppées d’un large pagne d’étoffe du pays.

Notre conversation avec Kapiolani ne fut pas longue ; le matelot anglais nous servit d’interprète ; une espèce de grognement était le plus souvent la seule réponse qu’elle fît aux longs complimens que quelques-uns d’entre nous lui adressaient. Cependant il y avait sur toute sa figure une singulière expression de bienveillance et de bonté naturelle, et quand nous lui témoignâmes le désir d’aller le lendemain au village supérieur et d’y entendre le service divin, ce projet parut lui faire grand plaisir ; elle s’empressa de mettre à notre disposition des chevaux sellés et un guide pour nous conduire.

En quittant Kapiolani, nous allâmes voir l’endroit où le capitaine Cook a été assassiné ; c’est justement dans ce lieu que nous avions débarqué ; on nous montra le rocher où il se trouvait quand il reçut le coup mortel ; en regardant autour de nous, nous nous voyions entourés de ce même peuple qui l’assassina ! Certes, la mort de Cook a été un grand malheur ; mais peut-être ne faut-il attribuer ce malheur qu’à lui-même et à la violence de son caractère ; c’est, du moins, ce qui paraît prouvé aujourd’hui. Il n’y avait et il n’y a encore rien de sanguinaire dans le caractère de ce peuple, mais bien un respect sans bornes pour ces étrangers qu’il considérait comme des dieux : il fallut toute l’horreur que lui inspira le sacrilége que Cook était au moment de commettre en saisissant le roi de l’île, pour le porter à cet excès. Nous pûmes voir des traces de la vengeance exercée par les compagnons de Cook, après