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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/307

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LES ÎLES SANDWICH.

en poë, qui tient lieu de pain ; sans poë, on ne fait pas un seul repas aux îles Sandwich ; chacun de ces mets était contenu dans une énorme calebasse. Kouakini s’étendit tout de son long auprès de sa gracieuse épouse, et là s’établit entre eux une espèce de lutte à qui mangerait le plus gloutonnement et le plus salement. Chacun puisait à son tour dans les calebasses avec les doigts ; cela m’étonna, car j’avais vu, à notre table, Kouakini se servir de son couvert assez habilement. On ne saurait s’imaginer la quantité de viande, de poë et de poisson que ce couple monstrueux consomma ; je craindrais d’être taxé d’exagération si j’essayais d’en donner une idée ; toutes les calebasses se trouvèrent vides en un instant. Je remarquai leur manière de manger le poë, qui me parut assez singulière : ils se servent pour cela des deux premiers doigts de la main qu’ils agitent en formant des cercles dans la pâte, et, quand il leur semble qu’une assez grande quantité de pâte s’y trouve amoncelée, ils la portent à la bouche. Pendant tout le temps du repas, leur cour les observait dans un silence respectueux. Quand les calebasses furent vidées, un serviteur prit celle qui contenait le poë ; puis, réunissant avec les doigts les morceaux de pâte oubliés sur les parois intérieures de la calebasse, il en forma une boule encore assez appétissante que Kouakini avala sans façon.

Nous fûmes d’autant plus surpris de l’appétit avec lequel nous vîmes manger Mme Kouakini, que son mari venait de nous dire qu’elle était dangereusement malade et avait prié M. le docteur Eydoux de la voir. Sa maladie ne provenant que de son excessif embonpoint et de l’inactivité complète dans laquelle elle passe sa vie, le docteur venait de lui conseiller l’exercice et la diète, deux prescriptions qu’il lui était bien pénible de mettre en pratique, à ce que nous dit Kouakini : en effet, elle devait avoir de la peine à se mouvoir, et par la manière dont elle dévora son dîner, une demi-heure environ après l’ordonnance du médecin, nous pûmes juger qu’elle ne s’y conformerait pas volontiers.

Le dîner de leurs excellences étant terminé, nous voulûmes mettre à profit l’heure que nous avions encore à passer à Kailoua ; nous allâmes donc visiter le fort, qui contient environ vingt pièces de canon de différens calibres et montés sur des affûts de bois. Dans l’intérieur du fort est le Moraï ou maison sacrée, où ont été déposés les restes de Tamea-Mea, fondateur de la dynastie actuelle ; des dieux de bois au visage monstrueux sont placés en sentinelle à tous les angles, et semblent en défendre l’approche : ce sont les derniers vestiges extérieurs de l’ancienne religion.

En général, l’aspect de la ville de Kailoua, quoiqu’elle soit considérée comme la capitale de l’île d’Owhyhee, ne nous donna pas une très haute idée de la civilisation des habitans. Quelques cabanes éparses çà et là, sans ordre ni symétrie, une foule d’hommes et de femmes déguenillés nous suivant partout et épiant jusqu’à nos moindres gestes avec une curiosité fatigante, voilà ce que nous trouvâmes à Kailoua, et ce que nous devions retrouver à Honolulu, capitale de toutes les îles Sandwich, située dans l’île d’Oahou, vers laquelle nous allions nous diriger.

Le 8 octobre, au point du jour, nous étions en vue de Oahou, et à dix heures