Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/315

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
311
LES ÎLES SANDWICH.

fois un de mes voisins me dit à l’oreille qu’il soupçonnait fort un des cochons, qui nous fut servi sans tête, d’appartenir à une plus noble race. Au reste, on dit que la chair de ces chiens, exclusivement nourris de poisson et de poé, est tout-à-fait semblable à celle du cochon. Les naturels ne mangeaient pas, d’ailleurs, toutes les espèces de chiens ; une seule était consacrée à leur nourriture : c’était une espèce de chien basset, au museau allongé, au poil ras, aux oreilles courtes.

Le service se fit avec assez d’intelligence. Une foule de serviteurs nous entourait, quelques-uns vêtus de vestes et de pantalons, les autres portant la livrée fraîche et commode du pays. Je remarquai qu’avant de servir un plat ils avaient toujours soin d’entr’ouvrir les feuilles qui le recouvraient, et de prendre avec les doigts un morceau de ce qu’il contenait, pour le goûter. On me dit que c’était l’usage à la table du roi, et que rien n’y était servi sans avoir été goûté par ses serviteurs.

Les vins de Madère et de Bordeaux circulèrent en abondance : des santés furent échangées, à la manière anglaise, entre les convives du pays et nous ; une franche gaieté régna pendant tout le repas ; on porta la santé de Tamea-Mea III, et il nous rendit notre politesse, en proposant la santé de Sa Majesté Louis-Philippe, roi des Français. Notre louaou fut donc, au local près, un repas presque européen. Nous étions environ trente à table ; aucune dame n’assistait à la fête. Parmi les convives, je remarquai les deux fils d’un Français qui s’était établi aux îles Sandwich comme voilier, il y a un grand nombre d’années. Ces deux jeunes gens parlent parfaitement l’anglais, et l’un d’eux eut la complaisance, après le dîner, de m’interpréter les chants des naturels. Vis-à-vis de moi était Lelehoku, fils de Karai-Moku, plus connu sous le nom de Pitt, et qui fut baptisé, en 1819 ou 20, à bord de la corvette française l’Uranie, commandée par M. de Freycinet. Karai-Moku était le général en chef et le premier ministre de Tamea-Mea. C’était un homme extraordinaire surtout si on considère le pays et l’époque où il vivait. Lelehoku est aujourd’hui un des principaux chefs des îles ; il a épousé la sœur du roi, Nahiena-Heina, et a eu d’elle un fils mort en naissant, qui eût été l’héritier présomptif de l’autorité souveraine.

Après le dîner, on sonna le boute-selle, et nous remontâmes tous à cheval pour nous rendre à une maison de campagne du roi, où nous devions entendre les chants et voir les danses du pays. Nous avions laissé cette maison sur notre droite, en venant d’Honolulu. Tout y avait été disposé à l’avance ; des nattes étaient étendues devant la cabane et des chaises disposées en cercle. Cinq chanteurs parurent d’abord et s’agenouillèrent. Chacun d’eux était armé d’une grande calebasse qui s’amincissait vers le milieu ; cette calebasse, passée, au moyen d’un cordon dans leur bras gauche, aidait singulièrement à l’expression de leurs gestes. Ils étaient nus jusqu’à la ceinture, leurs bras et leur poitrine étaient tatoués, de grandes draperies en étoffe du pays et de couleurs bariolées couvraient la partie inférieure de leur corps. Leurs chants consis-