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REVUE DES DEUX MONDES.

suis certain, c’est d’être relégué par la force des lois dans le rang des esclaves.

ASTOLPHE.

C’est vous, monsieur Chiavari, qui lui avez mis en tête toutes ces folies, et je ne conçois pas que vous ayez dirigé son éducation dans ce sens. Vous lui avez forgé là un éternel chagrin. Un homme d’esprit et un honnête homme comme vous eût dû la détromper de bonne heure, et contrarier les intentions du vieux prince.

LE PRÉCEPTEUR.

C’est un crime dont je me repens, et dont rien n’effacera pour moi le remords ; mais les mesures étaient si bien prises, et l’élève mordait si bien à l’appât, que j’étais arrivé à me faire illusion à moi-même, et à croire que cette destinée impossible se réaliserait, dans les conditions prévues par son aïeul.

ASTOLPHE.

Et puis, vous preniez peut-être plaisir à faire une expérience philosophique. Eh bien ! qu’avez-vous découvert ? Qu’une femme pouvait acquérir par l’éducation autant d’intelligence, de mémoire et de courage qu’un homme ? Mais vous n’avez pas réussi à empêcher qu’elle eût un cœur plus tendre, et que l’amour ne l’emportât chez elle sur les chimères de l’ambition. Le cœur vous a échappé, monsieur l’abbé, vous n’avez façonné que la tête.

LE PRÉCEPTEUR.

Ah ! c’est là ce qui devrait vous rendre cette tête à jamais respectable et sacrée ! Tenez, je vais vous dire une parole imprudente, insensée, contraire à la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposés. Ne contractez pas de mariage avec Gabrielle. Qu’elle vive et qu’elle meure travestie, heureuse et libre à vos côtés. Héritier d’une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-même. Amante chaste et fidèle, elle sera enchaînée au sein de la liberté par votre amour et le sien.

ASTOLPHE.

Ah ! si vous croyez que j’aie aucun regret à mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites injure. J’eus dans ma première jeunesse des besoins dispendieux ; je dépensai en deux ans le peu que mon père avait possédé, et que la haine du sien n’avait pu lui arracher. J’avais hâte de me débarrasser de ce misérable débris d’une grandeur effacée. Je me plaisais dans l’idée de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et d’aller dormir, nu et dépouillé,