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LES VICTIMES DE BOILEAU.

fans, les autres minaudant et parées ; ici une vaste carrosse[1], ouverte, aux panneaux sculptés et dorés, traînée par deux mules, dont la caisse, touchant presque la terre, contenait huit personnes, hommes et femmes ; là un gentilhomme de province, monté sur un gros cheval normand caparaçonné de rouge et portant en croupe sa cousine ou sa femme ; plus loin quelque Italien couvert de rubans et d’aiguillettes d’or, qui détournait la tête et hâtait le pas en haussant les épaules. Barbara gente ! murmurait-il entre ses dents. Le gentilhomme français dirait bien tout haut, s’il osait, ce que l’Italien murmure tout bas ; mais ce serait se faire un mauvais parti. Il n’y a pas quatre années que Lucilio Vanini a été brûlé, à Toulouse, pour le même crime, non pas en effigie, mais en chair et en os, devant la populace ravie ; et si vous étudiez les physionomies populaires, vous reconnaîtrez que la masse et surtout les classes inférieures, depuis la bourgeoisie jusqu’aux tire-laines, jouissent de cette cérémonie et regrettent de ne pas remplacer ce mannequin de bois et de paille par le véritable malfaiteur.

C’est cet esprit de la population parisienne, en 1623, que j’ai voulu constater et reproduire en exhumant la scène précédente, dont le coloris pittoresque semble démentir la simplicité naturelle d’une histoire littéraire. Je ne pouvais expliquer autrement la vie et les œuvres de Théophile de Viau, que personne n’a expliquées. Le sentiment des époques et l’instinct des passions populaires sont choses si rares ou tellement méprisées, que, faute de ces lumières, la plupart des faits contenus dans les annales humaines restent sans commentaire et sans explication. Voici un innocent que l’on brûle par contumace. C’est un homme très distingué ; le peuple applaudit. D’où vient une injustice aussi barbare ? Pourquoi la cour, en le protégeant, livra-t-elle son image à la colère de la canaille ? Demandez-le aux historiens, personne ne le dit.

On frappait un symbole. Les passions de la ligue s’insurgeaient contre le gentilhomme huguenot, les passions populaires contre l’homme de cour, les passions parisiennes contre un Gascon, l’ascétisme catholique contre un voluptueux. Pour ennemis impitoyables, ce pauvre homme avait le boucher Guibert de la rue Saint-Martin, la bourgeoise Mercie de la rue Saint-Denis, le prévôt Le Blanc, l’écolier Sajot, l’avocat Anisé, le jésuite Voisin, le déclamateur Garasse, tous gens appartenant à la masse ardente, ignorante et crédule

  1. Carrosse était alors du féminin.