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LE SCHAH-NAMEH.

son rang dans leur histoire. Ici la tradition est juste et la poésie est vraie. Le Macédonien ne s’était-il pas fait Persan après sa victoire ? N’avait-il pas adopté le costume et les mœurs des vaincus ? Ne voulait-il pas faire de Babylone le centre d’un grand empire d’Orient ? Aussi l’Orient l’a adopté, et dans l’Arabie, dans la Perse et dans l’Inde, sous la tente de l’Afhgan et jusqu’aux frontières de la Chine et aux rives de Java, la renommée de Sékander est aussi grande qu’en Europe, et plus populaire. L’Alexandre de Firdousi n’est pas celui de Quinte-Curce ; c’est, à peu de chose près, celui des Gesta Alexandri magni du moyen-âge, biographies légendaires qu’ont suivies les poèmes chevaleresques. Quand notre Alexandre de Bernai écrivait le sien, sous Philippe-Auguste, il ne se doutait guère que la plus grande partie des aventures qu’il racontait dans ce vers alexandrin qu’il n’a pas inventé, mais auquel il a donné son nom, avaient été déjà traitées, depuis deux siècles, par un poète né dans le pays qu’Alexandre traversa pour aller chez Porus. Il est curieux de voir l’Homère persan et le trouvère français se rencontrer aux pieds d’Alexandre.

La source à laquelle tous deux puisaient, à travers différens intermédiaires, était la tradition grecque, telle qu’elle était née spontanément dans les diverses parties de l’empire d’Alexandre. Cette tradition, écrite d’abord en grec, passa dans les langues orientales, qui devaient plus tard la rendre à l’Occident ; d’autre part, elle fut traduite en latin, et par cette voie tomba dans la littérature vulgaire du moyen-âge. Tel fut son prodigieux chemin à travers le monde et à travers les siècles.

Bien que l’origine grecque de la tradition sur Alexandre soit prouvée[1], cette tradition n’en contient pas moins, chez Firdousi, certaines portions incontestablement orientales. Ainsi, ce n’est qu’en Perse qu’a pu naître l’idée de faire d’Alexandre le fils d’un roi du pays et le frère aîné de Darius, de sorte que la victoire d’Arbèle se trouve n’être autre chose que le triomphe de la légitimité. L’orgueil national ne saurait mieux se tirer d’une défaite qu’en absorbant ainsi le vainqueur dans le peuple qu’il a conquis.

De temps en temps, le récit de Firdousi s’écarte des gesta et des poèmes de l’Occident, pour donner place à quelques interpolations, surtout arabes ; mais, dans l’ensemble, ce récit et celui des gesta s’accordent : ce sont deux échos du même retentissement.

  1. Voyez la préface de M. Mohl (pag. 49). — M. Mohl cite un passage décisif du Modjmel-al-Tewarikh.