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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/479

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GOETHE.

l’épouvante des jeunes Troyennes ? Car Phorkyas, c’est encore Méphistophélès, on le devine. La manière dont l’imagination de Goethe se donne cours et franchit toute barrière, sans tenir compte des temps et des lieux, pourra sembler étrange ; mais n’oublions pas qu’il ne s’agit ici que de la beauté poétique, et que nous sommes au milieu du rêve d’un Allemand sur l’antiquité, c’est-à-dire bien loin de toute vraisemblance et de toute réalité prosaïque. — La réponse du spectre ne se fait pas attendre.


Phorkyas. — C’est une vieille parole dont le sens demeure toujours profond et vrai : que la pudeur et la beauté ne vont jamais ensemble, la main dans la main, par les verts sentiers de la terre. En toutes les deux habite une haine antique profondément enracinée. Quel que soit le lieu où elles se rencontrent, chacune tourne le dos à l’autre, et poursuit après cela sa route de plus belle, la pudeur affligée, la beauté arrogante et superbe, jusqu’à ce que la nuit creuse de l’Orcus les environne enfin si l’âge auparavant ne les a domptées. Quant à vous, effrontées, qui rapportez l’arrogance des pays étrangers, je vous trouve pareilles à l’essaim bruyant et rauque des grues qui file en long nuage dans les airs, et envoie en croassant sa musique, qui force le voyageur silencieux à lever la tête ; les grues passent leur chemin, lui va le sien : ainsi il en sera de nous.

Qui donc êtes-vous, vous qui, semblables à des ménades furieuses, semblables à des femmes ivres, osez porter le trouble dans le palais sublime du roi ? Qui donc êtes-vous, vous qui aboyez à la servante de la maison comme le troupeau des chiens à la lune ? Pensez-vous que j’ignore à quelle race vous appartenez ? — Toi, jeune créature enfantée dans les guerres, élevée dans les combats, luxurieuse, en même temps séduite et séductrice, capable d’énerver à la fois la force du guerrier et du citoyen ! — À vous voir ainsi par groupes, on dirait un essaim de sauterelles abattu sur les jeunes moissons ! — Vous, dissipatrices du travail étranger, gourmandes, fléaux de la prospérité naissante ; — toi, marchandise enlevée, vendue au marché, troquée !

Hélène. — Réprimander les servantes en face de la maîtresse, c’est usurper les droits de la maison ; car à la souveraine seule il convient de distribuer la louange et le châtiment. Je suis contente des services qu’elles m’ont rendus lorsque la force sublime d’Ilion fut assiégée, et tomba et périt, et non moins lorsque nous supportâmes les peines communes de la vie errante, où chacun tire à soi. Ici encore je compte sur l’alerte troupeau. Le maître ne demande pas ce qu’est l’esclave, mais seulement comment il sert ; c’est pourquoi je t’ordonne de te taire et de ne plus m’effrayer par ta face hideuse. As-tu bien gardé la royale maison à la place de la souveraine ? cela servira à ton honneur ; mais à présent elle-même revient, et c’est à toi de lui céder le pas, afin de ne point recueillir le châtiment au lieu de la récompense méritée.

Phorkyas. — Menacer les hôtes de la maison demeure un droit illustre que