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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/536

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REVUE DES DEUX MONDES.

dont la civilisation l’a couverte. Qu’a-t-elle donc gagné au changement ? — Lorsque Cook découvrit les îles Sandwich, il en trouva les habitans gais et heureux. Leur bonheur était matériel, il est vrai ; les jouissances morales leur étaient inconnues ; vivant dans une imprévoyance presque complète, ils n’avaient pas même la conscience de leur dignité d’homme. — On leur a enlevé leur bonheur matériel, sans leur procurer les jouissances morales. Je sais que c’est ainsi que commence toujours la civilisation, et qu’il faut qu’elle détruise la barbarie pour créer sur ses ruines ; mais a-t-on fait tout ce qu’on devait faire ? A-t-on suivi la marche qu’indiquaient la raison, l’humanité et l’intérêt même de la religion ? Non, sans doute, et tant qu’on ne l’aura pas essayé, les naturels seront fondés à regretter leurs anciens usages et à méconnaître les bienfaits de la civilisation. Ce n’était pas le langage mystique de la Bible qu’il fallait leur faire entendre ; leur esprit n’était pas mûr pour ces sublimes vérités. C’étaient les dogmes fondamentaux de la religion chrétienne qu’il fallait se contenter de leur apprendre, dogmes simples et purs qu’ils auraient facilement compris. Il fallait ensuite travailler au bien-être matériel de la population, se hâter de la faire jouir des fruits de cette civilisation qu’on lui apportait. On aurait dû d’abord user de l’influence illimitée dont on disposait dans les îles pour remplacer par des lois sages et libérales ces institutions despotiques qui livrent au caprice d’un chef la fortune des naturels. Comment les citoyens d’un peuple libre ont-ils pu laisser subsister de pareils abus ? Ont-ils craint d’aller trop loin et de compromettre leur influence ? Eh quoi ! ils ont manié ce peuple comme ils l’ont voulu, ils lui ont enlevé son costume, ses habitudes, sa religion ; ils ont vu le grand-prêtre lui-même proclamer le premier l’impuissance de ses dieux, porter à leur voix la torche sur ces temples et ces idoles par lesquels il gouvernait le peuple ; et ils ont craint de toucher à des lois absurdes faites dans des temps de despotisme et de barbarie, dans des temps, d’ailleurs, où les caprices et la cupidité des chefs étant nécessairement limités, ces lois n’étaient pas, à beaucoup près, aussi oppressives pour le peuple qu’elles le sont devenues aujourd’hui ! En vérité on ne saurait condamner trop sévèrement le système suivi dans les îles Sandwich, quand on en considère les résultats.

Enfin, quand la propriété du citoyen serait devenue inviolable, quand de justes bornes auraient été mises au despotisme des chefs, il fallait favoriser, par tous les moyens possibles, le développement du commerce, de l’industrie et de l’agriculture ; pour cela, on devait appeler, encourager les étrangers. Il ne fallait pas, comme on l’a fait, opposer entrave sur entrave à leur établissement fixe dans le pays. Mais, répondra-t-on, ce sont les étrangers qui ont corrompu la population native. J’en conviens, et c’était là le premier effet que le contact de la civilisation devait produire. C’était un mal inévitable ; mais il fallait y porter le seul remède possible, et le remède était dans la cause même du mal. Ou vous deviez laisser ces populations sauvages comme vous les avez trouvées et vous en éloigner vous-mêmes, ou bien vous deviez les soustraire à l’influence pernicieuse de la seule société européenne qui leur fût connue, et