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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/560

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reaux de bienfaisance, et figurent ainsi dans les deux états. On peut donc réduire approximativement le nombre des assistés à un million, ou 1 sur 33. La répartition entre les diverses localités est d’ailleurs fort inégale : les deux termes extrêmes sont 1 sur 6 dans le département du Nord, et 1 sur 388 dans la Dordogne. À Paris, un quinzième de la population reçoit des secours ; à Lille, c’est la moitié, ou peu s’en faut, qui est réduite à cette extrémité.

Un cri d’alarme, poussé d’abord en Angleterre, et qui depuis a trouvé partout des échos, a signalé le paupérisme comme un monstre qui grossit sans cesse, au point de devenir menaçant pour la civilisation européenne. En effet, dans ces tableaux que les gouvernemens ne craignent plus de livrer à la publicité, la progression du nombre des indigens et du montant des taxes est presque générale et constante. M. de Gérando fait à ce sujet de consolantes réflexions. Selon lui, le système des secours tendant à se régulariser dans chaque pays, et les ressources de la charité publique devenant plus abondantes, une foule plus nombreuse est admise naturellement à y prendre part. Le mal ne naît pas pour cela, il se découvre[1]. Il n’y a pas plus de gens qui souffrent, mais plus de gens qui reçoivent, parce qu’on est en mesure de donner plus. « D’ailleurs, ajoute-t-il, par le seul effet des progrès de la civilisation, les conditions jugées nécessaires au bien-être s’étendent, les besoins se multiplient. Celui qui jadis était seulement pauvre, devient nécessiteux, parce qu’il y a pour lui des nécessités nouvelles. Loin que cet effet atteste une augmentation dans la masse de la misère, il résulte, au contraire, d’une augmentation dans la prospérité sociale. » La taxe anglaise, dit-il encore, est moins une aumône qu’une subvention pour compenser l’insuffisance des salaires ; et, pour dernier argument, l’abaissement progressif et général de la mortalité, la prolongation de la vie commune, l’accroissement de la population européenne, qui coïncide, en France surtout, avec une diminution dans le nombre des naissances, démontrent que l’aisance tend généralement à se répandre, et que les basses classes sont enfin prémunies contre ces fléaux que la misère engendrait autrefois pour les dévorer. »

Il y aurait peut-être quelque danger à admettre cette opinion sans correctif. En général, malgré la haute raison de l’auteur, nous avons cru découvrir en lui un penchant à l’optimisme, contre lequel nous nous tenons en garde. Il est indubitable que la masse de la misère, mesurée d’une manière absolue, est moindre que jamais. Le pauvre est moins pauvre matériellement qu’à aucune autre époque. Oui, cette indigence qui s’attache aux entrailles a disparu, mais il y a plus de misère morale ; et, si le philanthrope, qui ne considère que les souffrances individuelles, a lieu de s’applaudir, l’homme d’état doit prendre l’alarme à ces symptômes de malaise, à ces sombres tristesses, à ces secousses

  1. La question de l’extension du paupérisme a été agitée récemment dans un concours ouvert par l’académie des sciences d’Erfürt. La plupart des concurrens, et notamment M. Franz Baur, de Mayence, qui a remporté le prix, ont conclu dans le même sens que M. de Gérando.