Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/600

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
596
REVUE DES DEUX MONDES.

faire durant le trajet. Ces réflexions et ces découvertes étaient graves. Ils s’étaient aperçus que leur trésor s’épuisait plus rapidement qu’ils n’avaient compté, et que le monde devait être beaucoup plus vaste qu’ils ne l’avaient soupçonné. Ils avaient appris que, s’il y avait du plaisir à traverser les montagnes, les vallées et les fleuves, à voir tous les jours des lieux et des objets nouveaux, ce plaisir se faisait acheter par de rudes fatigues. Le désir de l’inconnu, du lointain, les séductions de la curiosité avaient perdu pour eux beaucoup de leur charme ; ils avaient fait place aux souvenirs et aux regrets des douceurs domestiques. À la suite de ces tristes découvertes, les deux jeunes voyageurs sentirent qu’ils feraient sagement de terminer leur tour du monde à Astorga, de regagner Madrid au plus vite ; et les voilà déjà en marche pour y retourner.

Ayant atteint Ségovie, il leur fallut s’y arrêter quelques heures : ils avaient besoin d’échanger pour de l’argent, l’un quelques doublons, l’autre une chaîne en or ; mais l’opération tourna désagréablement pour eux. L’orfèvre auquel ils s’adressèrent, honnête chrétien sans doute, était à coup sûr mauvais physionomiste ; soupçonnant Lope et son compagnon d’avoir volé la chaîne et les doublons qu’ils voulaient échanger, il n’eut point la conscience en repos qu’il ne les eût dénoncés à la justice, et bientôt tous les deux se virent au pouvoir d’un magistrat. Heureusement pour eux, ce magistrat se trouva être un homme de sens qui, comprenant bien vite de quoi il s’agissait, les renvoya tout de suite et à peu de frais à leurs parens à Madrid. Montalvan, qui nous a conservé ce trait, termine le récit par des réflexions qui font peu d’honneur à la justice espagnole de son temps. « Aujourd’hui, dit-il, tout un patrimoine aurait passé au salaire des huit jours de vacation que cette affaire prit à la justice d’alors. »

Retombé dans Madrid plus pauvre encore qu’il n’en était sorti pour faire le tour du monde, Lope de Véga sentit probablement, et pour la première fois de sa vie, la détresse de sa situation. Il vit qu’il ne s’agissait, pour lui, de rien moins que de mourir de faim, ou de se tirer d’embarras par une résolution énergique. À peine âgé de quinze ans, ses forces physiques ne pouvaient être encore bien développées ; il n’en prit pas moins le parti de se faire soldat, et se mit en route pour le Portugal, alors occupé par les troupes de Philippe II. Mais cet essai de la vie militaire ne lui plut sans doute que fort peu, puisqu’au bout d’une campagne il quitta l’armée pour tenter une autre carrière.

Ce fut alors et successivement qu’il entra comme secrétaire au