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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/619

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LOPE DE VÉGA.

armes, le volume de celle des lettres, la devise voulait dire que le sort savait seul laquelle des deux serait un jour celle de Carlos, et ce secret du sort, on le voit, préoccupait sérieusement le pauvre père.

Dans une épître adressée au docteur Mathias de Porras à Lima, Lope a décrit avec détail le bonheur de sa vie durant son second mariage. Divers traits de ce tableau méritent d’être cités, car ils offrent une naïveté et une simplicité d’autant plus touchantes, qu’elles devenaient de plus en plus rares dans la poésie espagnole.

« Les tempêtes de l’amour étaient enfin apaisées, dit-il ; j’étais enfin délivré de ses fureurs. Je voyais chaque matin, à mes côtés, s’éveiller, décemment belle, ma douce épouse, sans souci de savoir par quelle porte m’évader. Le visage brillant de l’éclat du lis et de la rose, mon petit Carlos me ravissait l’ame par son gracieux babil sur chaque rien. Le moindre enfantillage bégayé par cette demi-parole me paraissait un oracle, et nous nous disputions, sa mère et moi, les lèvres qui l’avaient prononcé. Charmé de telles matinées succédant à des nuits si sombres, je déplorai maintes fois mes égaremens. Je me retirais ensuite pour écrire ou consulter mes livres. On m’appelait aux heures des repas, et je répondais souvent avec humeur que l’on me laissât tranquille, tant l’étude est puissante, tant elle peut nous attirer fortement ! Mais alors, tout perles et tout fleurs, mon Carlos accourait pour m’enlever. M’illuminant de ses regards et me pressant dans ses bras, il m’entraînait par la main, et mon ame enchantée le suivait jusqu’au siége où il m’établissait à côté de sa mère. »

Ce bonheur était bien modeste, bien pur, bien mérité par la manière dont il était senti ; mais ce n’était pas une raison pour qu’il fût durable, et il ne le fut pas. Carlos, cet enfant si chéri, ce premier né que Lope ne nommait jamais que le Carlos de ses yeux, mourut dans la sixième année de son âge. Si cruelle que fût cette perte, elle n’était pourtant que le présage d’une autre plus cruelle encore. Doña Juana, déjà languissante, et tourmentée d’une grossesse pénible, fut accablée du coup qui lui enleva son petit Carlos. Dans le courant de l’année qui suivit cette perte, elle accoucha d’une fille nommée Feliciana, et mourut au bout de peu de jours des suites de ses couches.

Au sentiment de ces nouveaux malheurs, se joignirent cette fois, dans l’ame de Lope, des réflexions austères et mélancoliques auxquelles il fallait donner satisfaction. Il sentit, dans le double coup qui le frappait, un châtiment des désordres de sa jeunesse ; il crut y