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n’avait ni ne pouvait avoir. Il avait, au contraire, pour justifier et recommander le théâtre espagnol, toute la puissance de son génie, à laquelle il croyait plus qu’il n’osait le dire. Son ouvrage n’apprit rien à personne et ne servit à rien.

En 1603, la réputation de Lope comme poète dramatique avait grandi au point de lui susciter des embarras. On faisait lire ou représenter beaucoup de mauvaises pièces en les mettant sous son nom. Pour prévenir ou détruire les effets de ce genre particulier de diffamation, il se crut obligé de publier les titres de toutes les pièces qu’il avait jusqu’alors composées et qu’il avouait. Il en donna, dans la préface de son Peregrino en su patria, une liste de deux cent dix-neuf, parmi lesquelles se trouvent déjà quelques-unes de ses plus belles.

Toutefois, ces petites vexations d’auteur n’allaient point jusqu’à troubler le bonheur de Lope. Tous les jours il en sentait mieux la douceur et la réalité ; les côtés tendres, élevés ou moraux de son caractère, se développaient et s’épuraient chaque jour davantage. La naissance de Marcela, l’aînée et la plus chérie de ses deux filles, qui eut lieu de 1603 à 1604, vint accroître encore et comme nuancer pour lui les douceurs de la paternité. Mais il existe, au sujet de Marcela, un doute assez grave, celui de savoir si elle était la fille légitime ou naturelle de Lope de Véga. C’est Montalvan qui a provoqué ce doute, en ne désignant jamais Marcela qu’avec une sorte de mystère, et seulement comme une proche parente de Lope. Cependant celui-ci, qui la nomme souvent, la nomme toujours sa fille, et ne la distingue en rien de ses autres enfans. L’aurait-il eue d’une maîtresse ? L’âge de cette enfant rend la chose difficile à supposer, car il est certain qu’elle naquit après le second mariage de Lope, et il répugne de supposer à celui-ci des amours d’aventure, dans un temps où il se représente comme si heureux en ménage. Quoi qu’il en soit, Marcela n’en figure pas moins dans la vie de Lope comme un ange créé pour en être le charme ineffable.

Lope mettait son imagination à tout ; il la mettait aussi dans sa tendresse pour ses enfans. Non content de les aimer dans le présent, il les aimait, pour ainsi dire, dans l’avenir, et, dès leur entrée dans la vie, il se préoccupait vivement de leur destinée future. Ayant fait peindre son aîné Carlos à l’âge de quatre ans, il fit ajouter au portrait quelques accessoires symboliques, expression peut-être un peu bizarre, mais touchante, de ses sollicitudes paternelles. Au dessous du buste était peint un casque posé sur un volume, avec cette devise : « Fata sciunt. » Le casque était le symbole de la carrière des