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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/624

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REVUE DES DEUX MONDES.

C’en est assez, je pense, pour justifier ce que j’ai avancé tout à l’heure, que la vie pénitente de Lope, si austère qu’on la suppose, ne fut pourtant pas une vie sans jouissances, et toute en dehors des intérêts humains. Il y avait seulement, dans la partie de son bonheur qui tenait à ses affections paternelles, une inquiétude qui devait naturellement s’accroître avec le temps, et risquait fort d’aboutir à des chagrins positifs. À mesure que ses enfans avançaient en âge, et devenaient plus capables de choisir un état, les chances d’être séparé d’eux devenaient plus imminentes et plus tristes pour lui.

Son fils Lope fut, de ses trois enfans, le premier qui mit sa tendresse paternelle à cette rude épreuve. Son vœu avait été de voir le jeune homme suivre la carrière des lettres, ou embrasser toute autre profession savante ; mais celui-ci n’avait jamais montré d’inclination que pour la guerre, et voulut absolument être soldat, dès qu’il put être quelque chose. Il avait à peine vingt ans quand il partit comme volontaire sur une flotte commandée par le marquis de Santa-Cruz.

À l’instant même où il se séparait douloureusement de son fils, le pauvre Lope se préparait à une autre séparation plus douloureuse encore que celle-là, je veux dire celle de Marcela. Mais, pour bien concevoir ce qu’une telle séparation dut lui coûter, il faut avoir quelque idée du singulier mélange de tendresse et d’admiration que lui avait inspiré cette enfant. Entre les divers témoignages qu’il nous a laissés de ses sentimens pour elle, il suffira d’en citer un plus curieux et plus précis que les autres. En 1620, il dédia à Marcela son joli drame intitulé : le Remède dans l’Infortune. Or, voici en quels termes il fit cette dédicace : « S’il est vrai que l’on doive plus encore au sang qu’au génie, faites-moi la faveur, Marcela, de lire cette comédie, en corrigeant dans votre esprit les défauts de l’âge où je la composai. Si tendre que soit encore le vôtre, il a été si richement doué, que le ciel me semble vous avoir départi par mégarde le trésor d’intelligence qu’il avait préparé pour compenser dans quelque autre femme le malheur d’être laide. Je pense sérieusement ainsi, et ceux-là seuls qui ne vous ont pas vue pourront prendre mes paroles pour une galanterie. Que Dieu vous garde et vous rende heureuse, malgré tout ce qu’il y a en vous de perfections pour ne pas l’être, surtout si vous héritez de ma destinée ! »

Certes, ce n’était pas une jeune fille ordinaire que celle à qui son père, à qui un Lope de Véga parlait de la sorte. On le soupçonnera sans doute d’illusion et de flatterie : mais il n’est pas le seul homme, il n’est pas le seul génie qui ait montré tant d’admiration pour Mar-