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avec cet esprit d’exclusion qu’on lui reproche, n’a pas mieux servi la cause du progrès général, que la France, avec toute cette libéralité dont elle se vante.

Quand on considère tout ce que la mécanique a fait depuis un siècle, les merveilles qu’elle a enfantées chez nos voisins, l’irrésistible supériorité qu’elle leur a donnée sur tous les autres peuples, les richesses dont elle a été pour eux l’intarissable source, on est presque tenté de dire que c’est cette loi si simple sur la non-exportation des machines qui a fait l’Angleterre ce qu’elle est, et l’on s’indigne que les peuples du continent, la France surtout, qui ont emprunté à l’Angleterre tant de choses, n’aient pas su lui emprunter une disposition si féconde, et en même temps si naturelle et si logique.

On prétend cependant que la prohibition qu’elle porte est illusoire, et ce sont des écrivains anglais, d’ailleurs fort instruits, qui mettent en avant cette assertion. « La prohibition dont il s’agit, dit M. Porter[1], n’est qu’illusoire, et jamais il n’a été possible d’empêcher complètement l’exportation des machines. Rien de plus facile, en effet, que de transmettre le dessin et la description détaillée d’un métier quelconque, et le premier mécanicien venu pourra certainement, sur ces plans, établir une machine qui suppléera, en partie au moins, à celle dont l’inventeur eût lui-même surveillé la construction. » Il serait certainement absurde de prétendre que l’Angleterre puisse conserver éternellement la possession exclusive de ses machines. Malgré toutes les précautions qu’elle prend, il doit arriver qu’on les lui dérobe tôt ou tard, et l’expérience le prouve. C’est par là qu’elle sert en définitive l’intérêt général de l’Europe sans le vouloir. Mais cette exportation est loin d’être aussi facile que M. Porter l’assure. Non, il ne suffit pas de transmettre le dessin et la description détaillée d’un métier quelconque, et ce n’est pas le fait du premier mécanicien venu de le rétablir, avec ces seuls élémens, de manière à ce qu’il remplace, en partie du moins, celui de l’inventeur. Ces dessins même ne sont pas toujours si faciles à obtenir, surtout dans les premiers temps, lorsque les constructeurs peuvent à peine satisfaire aux demandes des fabricans nationaux. Ajoutons qu’un à peu près ne suffit pas pour des machines qui demandent ordinairement une précision si rigoureuse, comme, par exemple, celles qui servent à la filature du lin. Mais, sans entrer à cet égard dans des discussions inutiles, consultons les faits.

Il est vrai que toujours les peuples du continent sont parvenus à dérober aux Anglais leurs machines ; mais quand ? Sept, huit, dix ans et plus après que les fabricans anglais avaient commencé à en jouir. Voilà ce qui arrive, par exemple, dans le cas particulier de la filature du lin. Long-temps avant 1830, la filature anglaise prospérait, grace à ses machines, et s’élevait au-dessus de toutes les industries rivales, et ce n’est que dans ces derniers temps que ces mêmes machines ont été transportées en France. Il y a bien eu quelques exportations partielles dès l’année 1834 ; mais, à le bien prendre, c’est d’hier seulement que la France s’en est réellement mise en possession, et encore à titre

  1. Progrès de la Grande-Bretagne, pag. 321.