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DU GÉNIE DE L’ART.

les écoles grecques et celles du moyen-âge n’ont été en guerre que dans l’esprit des théoriciens de nos jours ; voyez, au contraire, par quels sentimens elles s’alliaient, et combien elles étaient d’intelligence. Les artistes grecs s’étaient élevés au-dessus de leur culte ; des hauteurs du paganisme, ils avaient entrevu la lueur naissante du christianisme ; au milieu même de la sensualité païenne, ils avaient annoncé par avance le miracle de la beauté spirituelle. Ainsi ils tendaient les bras à l’avenir, et ces prophètes de civilisation ont été les médiateurs naturels des peuples et des cultes. N’est-il pas vrai que, Virgile, à peine païen, donne la main à Dante, que Sophocle mène à Racine ? N’est-il pas vrai que Phidias et Platon se retrouvent, sous d’autres noms, dans l’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange ? Et malgré la différence des temps et des lieux, malgré la contrariété des religions qui semble devoir tout rompre, d’où vient que, loin de s’exclure, de se repousser, de se tenter, ces hommes s’attirent, s’appellent, s’embrassent à travers l’étendue des siècles ? Vous en savez la raison : c’est que tous puisaient leur éclat dans une même source de lumière, leurs beautés particulières dans une même beauté suprême, leurs poèmes dans une même source de poésie ; que, séparés et ennemis par tout le reste, ils étaient entrés dans le même règne de l’immuable, où ils se sentaient tous fils du même père, je veux dire du même dieu de l’art, de la beauté et de l’harmonie.

Parvenus à ces termes, nous pouvons déjà, en nous y arrêtant, répondre à cette étonnante question, souvent élevée de nos jours « L’art est-il mort ? la poésie est-elle morte ? » Je sais assez que beaucoup de gens écrivent, publient que c’est fait également de l’un et de l’autre ; à quoi j’ajoute qu’après avoir passé ma vie à examiner les peuples étrangers, je n’ai trouvé que parmi nous l’expression de ce sentiment de défaillance. Partout ailleurs ces théories de mort passeraient pour insensées. Quoi ! messieurs, la poésie est morte, l’art est mort ! Certes, voilà une grande nouvelle, et qui vaut bien celle de la mort d’un prince ou d’un roi de la terre, si, comme je l’imagine, l’art est d’aussi bonne lignée qu’aucun d’entre eux. Eh ! qui donc a vu, qui donc a fait ses funérailles ? Étaient-ce Goethe et Schiller, Châteaubriand et Byron, qui hier menaient le deuil ? J’ai peine à croire que ceux qui portent ce message en connaissent toute la grandeur ; car enfin savez-vous les conditions qu’il faudrait rassembler pour qu’il fût vrai ? La première serait que ce pays lui-même fût près de sa ruine et qu’il portât toutes les marques d’une décrépitude prématurée. Est-ce là ce que vous pensez de ce pays ? Encore cette mort de l’état