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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/144

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que je voulais arriver. N’avez-vous jamais été frappés de penser que cet être fragile produit de ses mains fragiles des choses qui ne passent pas, qu’il va mourir demain, et qu’il laissera après lui un livre écrit sur l’écorce d’un arbre, une statue, moins que cela, une toile éphémère ; et ni les années, ni les siècles n’effaceront les lignes de ce livre ; et les empires passeront auprès de ce piédestal, et cette statue restera inébranlable, ou, si elle est renversée, ceux qui viendront bientôt la redresseront, et cette toile que peut déchirer un souffle survivra elle-même à plus d’une race d’hommes. Pourquoi cette immutabilité, si ce n’est parce que, entre toutes les pensées éphémères de son temps, l’artiste s’est attaché à une idée impérissable, souverainement positive, c’est-à-dire à quelque chose de divin, qui, comme un piédestal indestructible, soutient son œuvre et l’élève au-dessus des atteintes de la durée. Tout s’altère, tout succombe, tout meurt, excepté elle, qui, même ensevelie, reste belle d’une beauté incorruptible, comme les mathématiques restent vraies d’une vérité éternellement immuable, qui peut être enfouie ou voilée, mais non vieillir ni changer. Le spectateur mobile disparaît ; l’art, fondé sur l’éternel, subsiste. En faut-il des exemples ? Ils sont partout. La Grèce antique est brisée en pièces, et la statue de sa Niobé est encore à cette heure debout comme une veuve sur un sépulcre. L’empire romain, où est-il ? Dans la poussière de la campagne de Rome, et la statue du gladiateur mourant lui survit, qui, de ses lèvres de marbre, sourit à cette disparition de tous les spectateurs du cirque.

Si l’art a pour but la beauté souveraine, il faut encore admettre que, malgré la contrariété des temps, des civilisations, des religions, le même idéal plane sur toute l’humanité. Voilà, en effet, ce qui explique comment le paganisme nous révolte par ses doctrines, et tout ensemble nous subjugue par ses œuvres. Les divinités du passé nous font pitié, leurs temples nous ravissent ; contradiction qui devient bien plus choquante, si l’on ajoute que les artistes du moyen-âge, c’est-à-dire les hommes les plus pieux, les plus crédules, les plus enivrés de la foi chrétienne, loin d’éprouver aucune répugnance pour les statues et les images païennes, en ont fait l’objet d’une étude assidue. Quoi ! des chrétiens du XIVe siècle, étudier, palper, imiter des idoles retrouvées dans Florence ou dans Pise ! les vénérer comme des œuvres sacrées ! les inaugurer au fond des temples de l’Invisible ! Oui, sans doute ; car ils retrouvaient, dans ces formes exquises de l’antiquité, les rayons égarés de l’éternelle beauté qu’ils poursuivaient eux-mêmes à la lueur de la révélation. Dans le vrai,