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MÉLANCTHON.

L’irritation de Luther allait augmentant. Si on suivait avec quelque attention les grands changemens qui surviennent dans le caractère des hommes supérieurs, on verrait que ces changemens datent du jour où la mort les a marqués pour un terme prochain. Dans Luther en particulier, cette force des premières luttes devenue de la violence, l’injure remplaçant les mâles raisons, la tyrannie et les caprices succédant au commandement ferme et égal ; c’étaient, pour qui aurait su voir, des signes d’une fin prochaine. Les moindres choses lui faisaient injure ou suscitaient en lui des soupçons qu’il cachait et nourrissait en secret. Il parlait sans cesse de quitter l’école et l’académie, et il en jetait la menace à quiconque ne jurait pas sur sa parole. Mélancthon avait donné le conseil qu’on s’abstînt de le provoquer, car tout ce qui sortait de lui était plein d’amertume, et ne faisait qu’augmenter les discordes. Beaucoup qui ne s’accommodaient pas de cette contrainte, soit par esprit d’indépendance, soit par scrupule de religion sur les points où Luther ne souffrait plus de contradiction, pensaient à s’éloigner de Wittemberg. « Si ce n’était, écrit Cruciger, un seul homme qui, par sa vertu, sa modération et toutes sortes de bons offices, entretient un certain accord entre tous, et les maintient dans le devoir, une dispersion serait inévitable. » Cet homme, c’était Mélancthon.

Au milieu de ses efforts de chaque jour pour faire taire tout bruit autour de cet homme qui allait mourir, il eut un vif chagrin de famille. Il lui fallut se séparer de sa fille Anna, la femme de Sabinus. Cette union n’avait pas été heureuse. Après quatre années de vie en commun dans la maison paternelle, avec le mélange ordinaire de bons et de mauvais jours, Sabinus venait d’être appelé en Prusse par le duc Albert. C’était un homme d’un esprit peu commun, mais ambitieux et vain, et de mœurs irrégulières et basses, quoiqu’il ne faille peut-être pas l’accuser de tous les malheurs de son mariage avec Anna. Il lui reprochait un caractère morose, probablement cette habitude silencieuse dont la louait Mélancthon ; il voulait que son père l’en corrigeât. Mélancthon répondait : « Elle s’est accommodée de votre caractère, que ne vous accommodez-vous du sien ? » Mais c’était avouer qu’il y avait là quelque imperfection du côté de sa fille. Camérarius, à qui Mélancthon confiait ses plaintes, était loin de donner tous les torts à Sabinus. Je n’ai pas dû omettre un si grave témoignage en faveur de ce dernier, ayant à me défier d’un penchant qui me porte malgré moi à n’être jamais du parti de ceux qui ont affligé directement ou dans les siens cet homme excellent.