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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/240

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REVUE DES DEUX MONDES.

vision qu’il a s’incarne aussitôt et devient une image, et qu’à peine évoquée, chaque image se confond pour lui dans la nature. Quelque influence que l’art exerce sur son esprit, le sentiment de la nature le possède à un plus haut degré. Toutes ses études, toutes ses réflexions, toutes ses recherches ont la nature pour objet ; jour et nuit il la contemple, il en est jaloux, il l’aime jusqu’à la magie ; on dirait un amant qui magnétise sa maîtresse pour surprendre, dans l’ivresse du sommeil, les mots qu’elle refuse de laisser échapper dans la plénitude de la raison. La vie intérieure surtout le frappe, il porte le flambeau de son intelligence dans les abîmes les plus inexplorés, et s’entoure des forces mystérieuses qu’il conjure, non comme l’alchimiste avare pour connaître la recette de l’or, mais dans un but plus noble et plus beau, le seul qui soit digne de sa vocation et de notre temps : celui d’agrandir le domaine de la pensée. Aussi je n’hésite pas à le proclamer, le sentiment qui domine cette grande ame, sa passion la plus vraie, sinon l’unique, c’est l’amour de la nature ; l’amour de l’art ne vient qu’après. Voici, du reste, un fragment qui en dira plus là-dessus que tous les commentaires ; je le tire d’une lettre que Goethe écrivait de Rome à la grande-duchesse Louise de Weimar.

« Le moindre produit de la nature a le cercle de ses perfections en soi. Pourvu que j’aie des yeux pour voir, je puis découvrir les rapports, et me convaincre qu’au dedans d’un petit cercle, toute une existence véritable est renfermée. Une œuvre d’art, au contraire, a sa perfection hors de soi ; la meilleure partie repose dans l’idée de l’artiste, idée qu’il n’atteint que rarement ou, pour mieux dire, jamais ; le reste, dans certaines lois reconnues qui dérivent de la nature, de l’art et du métier, mais qui sont toujours moins faciles à comprendre et à déchiffrer que les lois de la vivante nature. Dans les œuvres d’art, il y a beaucoup de tradition. Les œuvres de la nature sont toujours comme une parole de Dieu fraîchement exprimée. »

Le génie de Goethe rayonne donc à la fois sur la vie de la nature et sur la vie de l’ame : il prend ici les parfums, les vapeurs, les cent mystères qui se dégagent à tout moment des entrailles de la terre ou des brouillards de l’air ; là, les passions, la force, la réalité humaine. La science elle-même, grâce à des secrets dont lui seul connaît l’usage, trouve en ses mains l’indépendance et la pleine liberté de l’art. Il tient du ciel le don de s’élever en un clin d’œil du particulier au général, de renouer ce qui semblait séparé, de donner à chaque apparition irrégulière sa forme légitime. Aussi ses heures