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de ne tourner désormais mon esprit que vers l’œuvre, quelle qu’elle soit, vers l’accomplissement de l’œuvre, et de renoncer à toute communication théorique. Il faut que j’élève encore de quelques pieds les murs dont mon existence s’environne. » Après avoir lu le Droit naturel, de Fichte : « J’ai beau faire, écrit-il, je ne trouve dans les plus célèbres axiomes que l’expression d’une individualité, et ce que l’on adopte le plus généralement comme vrai ne me semble, le plus souvent, qu’un préjugé de la multitude, qui, subordonnée à certaines conditions de temps, peut être considérée aussi bien comme un individu. » Et dans le même sens à peu près, en juillet 1801 : « S’il faut vous parler d’un résultat que j’observe en moi, je vous dirai que, pour ce qui est des théories, je vois avec plaisir que j’en fais chaque jour plus pour moi et moins pour les autres. Les grandes énigmes de la vie ne sont guère pour les hommes que des sujets de raillerie ou d’épouvante, peu s’inquiètent d’en trouver le mot, et, à mon avis, tous ont raison, et je n’ai garde de vouloir abuser personne. » Quoi de plus simple qu’il reconnaisse la liberté chez les autres, lui qui prétend ne penser et n’agir que selon sa nature ? Il faut que chacun trouve son mot dans l’énigme de la vie ; que sert-il qu’un autre vous le dise ? Ou vous ne le comprenez pas, ou vous le comprenez à votre façon, et dès-lors vous attachez à ce mot un sens arbitraire.

Cet isolement impassible de Goethe, ce culte solitaire de l’individualité ne se montre pas seulement dans ses idées et ses points de vue, vous le trouverez partout dans la vie réelle. Goethe traite un peu Schiller comme Frédérique, son ami comme sa maîtresse. Il est vrai qu’on laisse aller plus facilement ses illusions en amitié qu’en amour. Et puis, Schiller avait-il des illusions sur l’amitié de Goethe ? Il est permis d’en douter. Cette nature si douce, éprouvée de bonne heure par la souffrance morale et les douleurs physiques, attendit-elle jamais des autres l’inépuisable dévouement dont elle était capable, et qui peut-être, aux yeux de Goethe, passait pour de la faiblesse ? Divine faiblesse, en tout cas, dont l’humanité tiendra compte au chantre immortel de Jeanne d’Arc et de Thécla. Avec Goethe, qui dit génie a tout dit. Schiller le savait pour l’avoir appris plus d’une fois à ses dépens. Aussi ne vous semble-t-il pas qu’il y a dans cet attachement qui persévère malgré les rudes conditions qu’on lui fait, dans cette fidélité quand même à Goethe, au génie, quelque chose de pur et d’attrayant qui sied à la nature héroïque et chevaleresque de l’auteur de Wallenstein ? L’amitié constante et dévouée de Schiller, ses nobles élans qu’il ne songe point à réprimer, sauvent ce qu’il