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GOETHE.

pourrait y avoir d’odieux et de révoltant aux yeux des hommes dans cette réserve austère, dans cette froide personnalité qui n’abdique jamais. Vraiment, en pareille occasion on n’ose prononcer le mot d’égoïsme. Qui donc pourrait se plaindre de Goethe après Schiller ? « Je vous ménage une surprise qui vous touche de près, et qui, j’espère, vous réjouira fort, » écrit Schiller à Goethe ; et celui-ci lui répond avec une indifférence qui partout ailleurs serait le dernier terme de l’orgueil : « Je ne me fais pas une idée de ce qu’on peut appeler une surprise. — N’importe, la vôtre sera bien venue. Il n’est pas dans ma destinée de rencontrer jamais un bien imprévu, inoui, un bien que je ne me sois pas conquis encore. » Quel sentiment de sa personne ! quelle sécurité profonde ! Cependant, à tout prendre, Goethe n’exagère rien ; il écrit ces choses dans la conscience même de sa position et de son œuvre. Pendant que Iffland était à Weimar pour y donner des représentations, Schiller envoie à Goethe des poésies, le priant de lui dire ce qu’il en pense et s’il doit les insérer dans les Heures. Quelques jours après, Goethe lui répond : « Je vous renvoie vos poésies, que je n’ai pu lire ni seulement parcourir. Les préoccupations contraires où je me trouve m’en ont empêché. » Or, ces préoccupations, ce sont des fêtes, des spectacles à organiser. Vers la même époque, en avril 1798, Schiller, malade à Iéna, poursuit à travers les veilles cette vie de travail qui le consume, et Goethe, du sein des distractions de toute espèce qui l’environnent, lui écrit dans un mouvement de joie intérieure[1] : « J’ai bien fait de ne point tenir compte de l’opinion des autres et d’augmenter les prix du théâtre pendant les représentations d’Iffland ; la salle ne désemplit pas. » Vers la même année, Schiller travaille à son Wallenstein, qu’il destine à Schröder, et comme il attend, pour livrer son œuvre, que le célèbre tragédien arrive à Weimar, Goethe lui écrit à ce sujet : « Schröder s’est conduit avec nous comme une franche coquette ; il s’avance quand on ne le demande point, et dès qu’on veut mettre la main sur lui, il se retire. Pour moi, je ne lui tiens point rancune, car chaque métier a ses façons d’agir ; mais vous comprenez que maintenant je ne puis plus faire un pas. » En octobre 1799, lorsque Schiller, en proie aux plus vives inquiétudes, lui fait savoir la maladie de sa femme, Goethe lui répond de Weimar : « J’aurais été vous voir sur-le-champ, si je n’étais ici pressé de tous les côtés ; mais, en vérité, tant d’affaires me réclament à cette heure, que je me serais senti

  1. Briefwechsel. — Goethe’s Werke, IV, 175, passim.