Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/256

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
252
REVUE DES DEUX MONDES.

ce sont des inventions de notre temps ; David chantait des hymnes avec plus de cœur que Pindare, et cependant David gouvernait son royaume. — Que gouvernez-vous donc, vous ? — Vous étudiez la nature dans tous ses phénomènes, depuis l’hysope jusqu’au cèdre du Liban. La nature ! vous l’absorbez même en vous, ainsi que cela vous plaît à dire ; à merveille ! Mais je voudrais bien ne pas vous voir, pour cela, me dérober le plus beau de tous ses phénomènes, l’homme dans sa grandeur naturelle et morale. »

Celui qui parlait ainsi, c’était Herder.

Ces tendances à la contemplation de soi-même, que Goethe ne prenait nul souci de dissimuler, révoltaient aussi Merk, un de ses amis d’enfance, qui lui disait un jour dans un de ses accès de colère : « Vois-tu, Goethe, quand je te compare à ce que tu aurais pu être et à ce que tu n’es pas, tout ce que tu as écrit me semble une misère ! » Merk passa six mois à Weimar, mais dans de telles dispositions, qu’il finit par ne plus voir Goethe. « Que diable a le Wolfgang ? s’écriait-il un matin en sortant de son humeur noire, d’où vient qu’il fait le plat courtisan et le valet de chambre ? Pourquoi se moquer des gens, ou ce qui est tout un, pour moi du moins, attirer sur soi leurs quolibets ? N’a-t-il donc rien de mieux à faire ? » Tout le caractère de Merk se révèle dans cette boutade. C’était un esprit bizarre, inquiet, sauvage, aimant le paradoxe, souvent triste et morne, parfois éclairé de lueurs splendides, mais qui passaient bientôt. La flamme intérieure qui le dévorait jeta quelques rares clartés, puis on le vit tout à coup tomber en cendres. Merk finit par le suicide.

Goethe, de son côté, sentait fort bien les défections de ses amis, défections que rien ne motivait à ses yeux. Quel que fût l’acte de révoltante personnalité auquel il se livrait, Goethe n’en mesurait pas la portée ; il obéissait à sa nature, et cela lui semblait si simple, que jamais l’idée ne lui vint qu’on put louer ou blâmer un pareil acte. Mais ses amis rêvaient en lui un autre Goethe, et s’exposaient par là à bien des déceptions que Schiller s’était épargnées dès le premier jour par son dévouement à toute épreuve et sans réserve. L’élu de la nature devait, à leur sens, porter dans tous ses actes le signe de son élection, ils pensaient ainsi renfermer Goethe dans un cercle, honorable, sans doute, mais étroit et borné, le cercle où leur affection avait été le trouver.

Quant au peu de sympathie que Herder et Goethe avaient au fond l’un pour l’autre, on en trouverait au besoin le secret dans la contradiction profonde de leurs opinions et de leurs vues en toutes