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GOETHE.

choses. Jamais, en effet, deux natures plus opposées ne s’étaient rencontrées. Pour Herder, toute forme devient une idée, toute histoire même s’évapore en idées pour servir à la philosophie de l’histoire de l’humanité. Il détestait les livres, disait-on un jour : « Oui, répliqua Wieland qui l’aimait de cœur ; mais quels livres il écrivait ! » Pour Goethe, au contraire, toute idée se perd dans la forme. Goethe eût renoncé volontiers à la parole, qu’il trouvait si insuffisante, pour ne plus s’exprimer qu’en symboles, comme la nature. Il aime à jouer avec ses fantaisies, à faire passer son existence heureuse à travers toutes les formes de la vie. On conçoit, d’après cela, qu’il tombe en désaccord avec Herder, et s’emporte contre l’esprit dogmatique du philosophe qui veut à toute force faire entrer les sereines imaginations de l’art dans le cercle orageux de la politique et de la vie. Ce que Goethe trouve étroit et mesquin, Herder le proclame humainement sublime, et de son côté Goethe, dans la conscience de sa personnalité grandiose, refuse d’admettre cette idée universelle de Herder dont l’héroïsme, la vertu, l’inspiration poétique, l’esprit législatif, Coriolan, César, Justinien, Dante et Luther, ne sont que les rayonnemens divins. Herder était une nature élevée ; profondément pénétré de l’esprit de son temps qu’il devance, il l’exprime dans tous ses livres. Il rêvait une cité morale ; tout ce qu’il a trouvé de noble et de beau dans les pays et dans les siècles, il le porte avec lui comme un joyau mystérieux à mettre au front du genre humain déchu, de son humanité chérie, à laquelle il veut rendre les splendeurs de l’Éden. Herder n’entreprend rien, si ce n’est dans un but social, humain, et l’on ne peut se défendre d’un sentiment de vénération en face de son œuvre. — On voit que les tendances pratiques de Herder contrastaient trop franchement avec l’être de Goethe, sa manière d’envisager les hommes et les choses, pour qu’ils en vinssent jamais à s’entendre tous les deux. La position était délicate ; ils ne pouvaient demeurer indifférens l’un à l’autre, ils étaient trop grands pour se haïr. Une réserve polie, une convenance froide, parfois un peu d’ironie chez Herder, à laquelle Goethe répond par des avances (comme c’est l’usage d’un homme habile, et Goethe l’était), tels sont les seuls sentimens qui se manifestent dans leurs rapports, et qu’on trouve dans leur correspondance.

Cependant il convient de dire que Goethe ne fut pas toujours cet homme froid, impassible, réservé, que nous venons de voir ; Goethe eut, comme les autres, ses luttes intérieures, ses illusions, sa période de jeunesse, dont il faut tenir compte, quelque rapide qu’elle