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soit. Si nous possédions les fragmens du Tasse tels qu’il les avait déjà composés pour lui en 1777, peut-être saurions-nous quelque chose de ces incertitudes sur sa vocation, sur l’avenir de son existence, qui le consumaient aux premiers jours, quelque chose de ses amours et de ses sensations de vingt ans. Son voyage en Italie mit fin à cette activité dévorante et sans but ; là, sur cette terre de Virgile, de Raphaël et de Pétrarque, les vagues rumeurs de sa conscience s’apaisent au sein de la double harmonie de la nature et de l’art plastique ; là, pour la première fois, Goethe se sent sur le chemin de sa personnalité, de son être véritable. Les ennuis de sa vie première s’éloignent de jour en jour, repoussés par le flux des apparitions nouvelles qui l’absorbent vers un lointain où son ame ne les perçoit plus que comme des objets de sa contemplation poétique. Ce voyage en Italie opéra chez Goethe une transformation radicale ; c’est au point qu’à son retour ses amis ne le reconnaissent plus. Vainement on cherche en lui cette expansive activité qui lui gagnait les sympathies, ce sens du plaisir et du bien-vivre, ces fringantes allures de jeune homme que l’auteur de Werther affectait quand il entrait dans les salons de Weimar ou de Wiesbaden, la cravache à la main, sa polonaise verte boutonnée jusqu’en haut, et faisant sonner ses éperons. Il s’enferme en lui-même, il se montre partout grave et circonspect, et, tandis que chacun le trouve froid, égoïste, mystérieux, il se sent au fond plus riche et plus complet, il se sent Goethe. Il vient d’apaiser, dans la plénitude de la contemplation, le désir insatiable qui le dévorait ; le temps de la réflexion est venu, et désormais, au lieu des pures images de sa fantaisie, il ne voit plus que des idées d’ordre et d’harmonie qui, dans leurs rapports avec des individualités sans nombre, se rattachent au grand tout universel. Le voyage de Goethe en Italie est un fait trop important pour qu’on néglige de s’en occuper. À la vérité, ici les sources manquent un peu, et l’on n’en est plus à n’avoir qu’à choisir, comme cela se rencontre pour la période ultérieure dont nous avons déjà parlé ; il n’y a guère que les journaux particuliers de Goethe et des correspondances interrompues et reprises au hasard, où l’on trouve à puiser çà et là quelques renseignemens. Il faut dire que ces notes ont le mérite d’avoir jailli de ses premières impressions, et que c’est avant tout dans ces sources rares, mais limpides, que la vie intime de Goethe se réfléchit comme dans un clair miroir.

En 1780, Goethe passa la belle saison à Carlsbad, au milieu d’une société joyeuse, intelligente, amicale, dont il faisait les charmes par