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qui proclame l’objectivité de Goethe et la subjectivité de Schiller, pourrait être légèrement modifiée, sans cesser pour cela de rester vraie au fond ; car, si l’on reproche à Goethe de s’oublier aussi dans son inspiration et d’exprimer ses propres sentimens par la voix de tel personnage historique, Goethe pourrait répondre que c’est tout simplement parce qu’il y avait entre lui et ce personnage sympathie, affinité naturelle, communauté de destinée, qu’il l’a choisi dans l’histoire, d’où il n’a même pas eu besoin de le détacher pour le porter dans le cercle de ses pensées. On le voit, par là son objectivité retrouve d’un côté ce qu’elle perd de l’autre. En pourrait-on dire autant de Schiller ? Un esprit supérieur, un beau talent que l’Italie recherche ; à la cour d’un prince intelligent, aimable, à la fois artiste et gentilhomme ; un génie honoré des plus nobles femmes : ne trouvez-vous pas dans ces traits de l’histoire du Tasse plus d’une analogie, plus d’un point de contact avec Goethe ? et doit-on tant s’étonner que la personnalité de l’auteur de la Jérusalem, les évènemens auxquels il se trouve mêlé à la cour d’Alphonse d’Est, fixent pour quelque temps, à son retour de Rome, l’attention du poète ami de Charles-Auguste ? Un homme né pour la Muse, né pour le culte de toute grandeur et de toute beauté ; accessible aux émotions du dehors, plongé dans les mille fantaisies de sa pensée, et qui pourtant se sent attiré vers le monde, vers la puissance, vers la vie, qui se sent avide de titres, de distinctions et d’honneurs ; ambitieux désirs que le rang où il est placé provoque sans les satisfaire : n’est-ce point là le portrait que l’on se fait du Tasse dans le drame ? et dans ce portrait ne reconnaît-on pas ce que Goethe a pu mettre de lui-même, comme il dit ? Si, d’une part, sa vocation intérieure et le cri de sa nature cherchent à le retenir dans la sphère de ses créations poétiques, de l’autre, à la cour de Weimar, la politique le tente. Comment, lorsqu’on est un grand homme, lorsqu’on a conscience de son énergie invincible et de sa haute supériorité, résister au désir d’entrer dans la vie pratique, de se tisser avec les fils nombreux, embrouillés, parfois sanglans des évènemens, une existence de gloire et d’honneur, une existence qui embrasse le monde et votre époque ? On comprend qu’il n’est point question ici du théâtre plus ou moins vaste sur lequel une activité se développe. Nous n’envisageons point l’importance des états de Weimar ou de Ferrare, mais seulement cette inquiétude qui s’empare des grandes ames, et les jette vers le mouvement, la pratique des affaires et la réalité bruyante, si amoureuses qu’elles puissent être de la théorie et de la contemplation silencieuse. L’ambition