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on ne sait comment[1]. » Rien de plus délicat ni de mieux mené que cette négociation, qui fut d’ailleurs inutile. Érasme n’y pouvait mettre l’ardeur d’un catholique, puisqu’il pensait de même que Mélancthon sur la plupart des choses attaquées par Luther. Il ne fit voir que la sollicitude d’un homme supérieur pour un esprit plus jeune, mais de la même famille que le sien, se bornant à lui vanter les douceurs des lettres, et la part qu’il y avait déjà prise, et combien il était regrettable qu’il ne s’y pût donner tout entier.

Je m’explique très bien pourquoi Érasme écrivit en faveur du libre arbitre, et pourquoi, aux emportemens près, Mélancthon se rangea à l’avis de Luther qui le rejetait. Toutes les opinions humaines, même celles des théologiens, ont des motifs secrets dans la conduite et le caractère de ceux qui les professent. Il convenait à Érasme, qui avait su défendre toute sa vie son libre arbitre contre les autres et contre lui-même, de revendiquer ce dogme pour tous les hommes, et de le concilier avec celui de la toute puissance et de la toute prescience divines. Un esprit si prudent et si maître de lui, qui, pour rester plus libre, s’était fait une patrie nomade sur les frontières de l’Allemagne, de la France et de l’Espagne, loin des villes où la dispute pouvait être dangereuse, ne devait pas être ingrat envers le principe même de sa conduite et la sauvegarde de son indépendance. Mais quel intérêt pouvaient prendre au libre arbitre, soit Luther, si souvent esclave de sa propre fougue qu’il confondait avec la grace, soit Mélancthon, qui ne s’était presque rien réservé du sien, et qui, dans le temps même de la dispute sur cette matière, s’était successivement laissé marier, sans y avoir de goût, et charger d’un enseignement théologique où il ne se sentait ni propre, ni utile ?

Au reste, Érasme pouvait demeurer indépendant et s’abstenir ; Mélancthon ne le pouvait pas. Le premier n’eût été approuvé de personne, s’il eût commis son savoir, son expérience, sa gloire, dans des luttes dont les principaux acteurs étaient des jeunes gens, et dont l’Achille, pour me servir de son expression, était un homme à peine dans l’âge mûr. Aussi bien sa sagesse était-elle méprisée dans le parti. On sait la manière superbe dont Luther l’exhorte à se retirer de démêlés qui ne le concernent pas[2]. Le chef de la réforme suisse, Zwingle, ne le traitait pas avec moins de dédain. Érasme

  1. Corp. ref., tom. I, no 302.
  2. Voir mon étude sur Érasme, numéro du 1er  août 1835 de la Revue.