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MÉLANCTHON.

d’ailleurs si particuliers à ce temps, où les sentimens les plus profonds ne pouvaient s’exprimer d’une manière générale qu’avec des images et des tours empruntés à des langues mortes.

Le même professeur, dont il fallait partager l’héritage entre quatre de ses collègues, écrivit pendant le même espace de temps, outre tant de traités, de pièces diplomatiques, d’ouvrages de théologie, de préfaces, un nombre immense de lettres, quelquefois jusqu’à douze en un jour, dont beaucoup avaient l’étendue d’un traité. Cette modération admirable attirait à lui, de tous les points de l’Europe, tous ceux qui voulaient se recueillir avant de se décider, se connaître avant de disposer d’eux ; et tous les yeux qu’éblouissait l’éclat de Luther se tournaient vers cette lumière douce et égale qui pénétrait les consciences sans les troubler. Les hommes passionnés, pour qui les idées nouvelles n’étaient qu’une occasion de se déchaîner avec impunité, attendaient le signal de Luther, et souvent le devançaient. Mélancthon avait autour de lui tous ceux qui cherchaient la vérité pour elle-même, ou pour régler sur ses enseignemens leur vie intérieure ; tous ceux qui voulaient moins un maître qu’un directeur de conscience, et aimaient mieux se donner librement que se laisser conquérir ; tous ceux qui avaient besoin de conseils, soit pour la conduite de leur conscience dans les choses de la foi, soit pour celle de leur esprit dans les choses de l’intelligence. Et ce n’est pas une médiocre gloire pour la modération, qu’elle ait donné plus de travail à Mélancthon, qu’à Luther le gouvernement de tant de passions qui offraient d’être ses auxiliaires, sans lui dire et peut-être sans savoir elles-mêmes jusqu’où elles comptaient le servir.

Tel fut Mélancthon dans sa double tâche de réformateur de la religion et des lettres. Une vie si laborieuse, un si rude passage sur la terre, tant d’oubli de soi-même et de dévouement à tous, ont réconcilié tout le monde à cette grande mémoire. Les catholiques ne lui sont pas sévères, car Bossuet lui-même l’a aimé, et n’a pas pu voir impunément tant de douceur et de lumières. Les protestans continuent de le suspecter, mais ils ont cessé de le haïr. Quant à ceux qui cultivent ce qu’il appelait la philosophie, comment ne seraient-ils pas justes pour lui ? Il a déchiffré pour eux le champ de la science et de l’art, et l’a arrosé de ses sueurs ; il a aidé plus que nul autre à nous faire arriver où nous sommes ; et, si ce n’était déjà plus le mieux, aucun exemple ne serait plus propre que le sien à nous y ramener.


Nisard.