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VOYAGE DANTESQUE.

soit aujourd’hui une fureur universelle, en France et en Italie, d’admirer à tout propos et hors de propos l’auteur de la Divine Comédie, que presque personne ne lisait il y a soixante ans.

J’avais besoin de placer cette profession de foi en tête de quelques pages, inspirées par ma religion pour le grand Alighieri. En effet, c’est une véritable piété envers son génie qui m’a fait entreprendre, à deux reprises, un pèlerinage aux lieux qu’il a consacrés par ses vers. Je l’ai suivi, pas à pas, dans les villes où il a vécu, dans les montagnes où il a erré, dans les asiles qui l’ont recueilli, toujours guidé par le poème dans lequel il a déposé, avec tous les sentimens de son ame et toutes les spéculations de son intelligence, tous les souvenirs de sa vie ; ce poème, qui n’est pas moins une confession qu’une vaste encyclopédie. Quelquefois l’aspect des localités a bien changé, et, au lieu d’être frappé par une ressemblance, on est frappé par un contraste ; mais souvent les scènes de la nature, les monumens de l’art, que Dante a contemplés, ont laissé sur son œuvre une empreinte d’une étonnante fidélité. En présence de ces scènes et de ces monumens, le voyageur acquiert, par la comparaison du modèle et de la peinture, un vif sentiment de la méthode et de l’art du peintre. Il prend, pour ainsi dire, sur le fait l’imagination du poète dans l’acte mystérieux par lequel elle s’unit à la réalité pour créer l’idéal.

On peut aborder la Divine Comédie par bien des côtés ; on peut la considérer abstraitement comme un tableau de la vie humaine, au point de vue chrétien, comme une initiation à la vérité divine ; on peut chercher à reconstruire le système théologique contenu dans ce prodigieux poème : c’est ce qu’un jeune écrivain, M. Ozanam, vient de faire avec une habileté très remarquable ; on peut demander à l’œuvre de Dante l’histoire contemporaine : c’est ce qu’a fait M. Fauriel dans ses belles leçons dont ceux qui les ont suivies n’ont pas perdu la mémoire, c’est ce qu’a fait M. Lenormant dans un cours récemment applaudi ; on peut aussi, négligeant ce qui est extérieur dans cette œuvre si complexe, s’occuper de ce qui est personnel, individuel, local ; car la poésie de Dante est à la fois ce qu’il y a de plus général et de plus particulier. Pour acquérir de cette poésie un sentiment vif et complet, il est bon de descendre du premier point de vue au second. Après avoir reconstitué, par l’étude, l’édifice théologique que Dante a élevé, et l’état social qu’il a dépeint, il est bon de voir ce qu’il a vu, de vivre où il a vécu, de poser le pied sur la trace que son pied a laissée. Par là son génie n’est plus seulement en rapport avec les idées et l’histoire de son siècle, il devient, pour nous-mêmes,