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et plus graves. Dans cette disposition nous sommes philosophes ; nous serions vraiment poètes si nous pouvions manier assez bien l’art pour en faire l’expression de notre vie métaphysique aussi bien que celle de notre vie poétique.

Mais cela serait un progrès que l’art n’a pu porter encore à un degré assez éminent pour vaincre les résistances du préjugé qui veut limiter la tâche de l’artiste-poète à la peinture de la vie extérieure, lui permettant, tout au plus, d’entrer dans le cœur humain assez avant pour y surprendre le mystère de ses passions. Goethe, le plus grand artiste littéraire qui ait jamais existé, n’a pas su ou n’a pas voulu le faire. Dans le plus philosophique et le plus abstrait de ses ouvrages, dans Faust, on le voit trop préoccupé de l’art pour être complètement ou du moins suffisamment philosophe. Dans ce poème magnifique où rien ne manque d’ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c’est le secret du cœur de Faust. Quel homme est Faust ? Aucun de nous ne peut le dire. C’est l’homme en général, c’est la lutte entre l’austérité et les passions, entre l’idéal et l’athéisme. Mais que cette lutte est faible, et comme le frivole esprit du doute l’emporte aisément sur cet homme mûri dans l’étude et la réflexion ! Comme on voit le néant de cet homme, que Dieu pourtant appelle son serviteur, dans un prologue puéril et de mauvais goût, étroit portique d’un monument grandiose[1].

« Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. »

Si c’est de l’homme en général que la Divinité parle ainsi, il faut avouer que l’esprit de malice a beau jeu contre elle, et qu’il n’a qu’à effleurer la terre de son aile pour que la terre entière tombe en sa puissance. Si le fameux docteur Faust est là seulement en question, Dieu et le lecteur se trompent grandement au début, sur la puissance intellectuelle de ce sage que la moindre plaisanterie de Méphistophélès va déconcerter, que la moindre promesse de richesse et de luxure va précipiter dans l’abîme. Si c’est Goethe lui-même dont la grande figure nous apparaît à travers celle du docteur, nous voici éclairés, et nous comprenons pourquoi, dans la forme et dans le fond de son œuvre, l’artiste est resté incomplet, obscur, embarrassé ou dédaigneux de se révéler. Nous comprenons pourquoi la chute de Faust est si prompte, et le triomphe de Méphistophélès si naïf. Nous

  1. Sauf les strophes chantées dès le début par les trois archanges, qui sont d’une poésie sublime.