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un système général, et surtout sortir du vague que laissent toujours les lectures et les études. On ne connaît pas un paysage pour en avoir lu la description, et on ne connaît pas un peuple pour avoir étudié ses institutions, ses livres, ses journaux. Rien ne remplace la vue des choses et des hommes. » (Ruckblicke, p. 1re .)

Gans vint donc à Paris en 1825. Il avait gardé de ce voyage les souvenirs les plus vifs et les plus intéressans. « En 1830, j’ai vu à Paris plus d’hommes et plus de choses qu’en 1825, me disait-il un soir à Vienne ; j’ai vu vos hommes d’état, j’ai vu la lune de miel de votre révolution de juillet. J’ai plus observé et je me suis plus instruit ; mais jamais je n’ai tant senti la France qu’en 1825. » Il me racontait avec enthousiasme ses promenades dans Paris, et comment il étudiait sur les lieux les souvenirs de notre révolution de 89 ; c’était M. Cousin qui lui servait de guide. « Jamais, me disait-il, je n’ai reçu de leçons d’histoire plus vives et plus pénétrantes que celles-là. »

Qu’il me soit permis de faire ici une réflexion sur ce sens de la France, que Gans avait plus qu’aucun des étrangers que j’aie jamais rencontrés. Ce n’est certes pas une chose nouvelle que l’influence de la France à Berlin. Cette influence, préparée par les réfugiés français qui vinrent s’y établir sous le grand électeur, devint décisive sous le grand Frédéric. La cour de Frédéric était toute française. C’était l’esprit de Voltaire et de ses disciples qui régnait à Berlin, non que Frédéric ne connût les côtés faibles de la philosophie du XVIIIe siècle, non qu’il ne sût à quoi s’en tenir sur la sagesse des sages de l’Encyclopédie. Il prenait de cette sagesse ce qu’il lui fallait pour l’amusement de ses soupers de Sans-Souci ; mais il savait aussi employer l’esprit français, c’est-à-dire l’esprit d’examen et de contrôle, à corriger les vieux abus, à fonder un gouvernement actif et vigilant, à substituer enfin la monarchie administrative, qui a fait école dans le nord de l’Europe, à la vieille monarchie féodale. Voilà ce que fit le grand Frédéric avec l’esprit français ; c’est lui qui le premier le mit dans les affaires et dans l’administration, et qui lui créa par-là un de ses plus nobles emplois. À Berlin, l’esprit français régnait donc dans la société depuis Voltaire, et dans l’administration depuis le grand Frédéric ; mais c’était l’esprit du XVIIIe siècle, et rien de plus. Stationnaire comme tous les esprits transplantés, il était resté ce qu’il était au moment de sa transplantation. Aussi la révolution française, ses lois, ses institutions, ses hardiesses, le tiers-état devenu une nation qui avait créé un nouveau régime politique, devenu une armée qui avait vaincu l’Europe, devenu un gouvernement qui avait traité avec