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LETTRES DE GANS.

toutes les vieilles cours de l’Europe, tout cela était étranger et presque odieux à Berlin. On y aimait la France, mais la France d’avant 89 ; on ne voulait pas reconnaître dans la France révolutionnaire et conquérante de 91 et de 1805 la fille et l’héritière de la France de 1760. Berlin semblait avoir mis le signet à l’année 89, et avoir fermé le livre pour ne plus l’ouvrir. Gans fut un des premiers qui rouvrit le livre, et qui osa dire qu’entre la France qu’avait aimée Frédéric et la France que méconnaissait la Prusse moderne, il n’y avait aucune solution de continuité, et que l’une procédait de l’autre. Ainsi, pendant qu’en France, sous la restauration, nous reprenions la tradition de 89, Gans à Berlin employait la philosophie et l’érudition allemande à prouver la filiation de 89 avec les temps qui l’ont précédé, expliquait l’admirable perpétuité de la civilisation française de Louis XIV à Napoléon, et empêchait enfin que l’esprit allemand ne se fît deux France, l’une celle du passé dont il acceptait et admirait l’influence dominatrice, l’autre celle du présent qu’il maudissait comme factieuse et révolutionnaire. Gans prétendait qu’il n’y avait qu’une France, et il fit du caractère politique et philosophique de notre histoire le sujet de ses cours.

Ces cours eurent un succès inoui dans les universités allemandes : Gans avait plus de quinze cents auditeurs ; c’était un public, et le professeur devenait lui-même un orateur politique, chose nouvelle et étrange à Berlin. Le cours public et gratuit fut interdit ; il fallut se borner à un cours fermé et payé, selon l’usage des universités allemandes, et ce cours eut encore un grand succès. L’action du professeur perdit en étendue et gagna en efficacité : quinze cents auditeurs sont un public, cent font une école et une secte.

Gans, à Berlin, était, quoique professeur et écrivain, un personnage politique, chose toute nouvelle assurément en Prusse, dans un pays qui n’a pas d’assemblée délibérante. Il y a, certes, en Prusse, des écrivains qui s’occupent de politique ; mais ils n’ont pas d’action. Leur parole est importante ; leur personne n’est rien. À Berlin, Gans était parvenu à être un personnage politique, en dehors de l’état, en dehors de l’administration, quoique toutes les institutions et toutes les habitudes du pays répugnassent à cette nouveauté. La foule qui s’est empressée à ses funérailles, peuple, bourgeois, militaires, étudians, a bien prouvé que ce n’était pas seulement un professeur qu’on accompagnait au cimetière, mais un homme qui agissait sur la société de son temps. De là les regrets populaires et publics qui ont honoré sa mémoire.