Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/702

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
698
REVUE DES DEUX MONDES.

voyons tous aujourd’hui, et qui deviendra chaque jour plus sensible. Cette petitesse des hommes est inévitable de nos jours. Toutes les fois en effet qu’il y a beaucoup d’hommes dans un évènement, la part de chacun d’eux est petite. Quand il y a beaucoup d’acteurs sur la scène, chacun d’eux a peu de chose à dire ; il paraît un instant, jette une parole ou deux, et rentre dans la coulisse. La politique et le théâtre semblent, sous ce rapport, se représenter l’un l’autre d’une manière curieuse. Voyez la tragédie antique : elle peint les passions et les malheurs d’un héros, elle remplit le théâtre avec un seul personnage ; en politique aussi, un seul personnage, un grand homme, un Cyrus, un Périclès, un Sylla, occupait le théâtre, et c’était à lui que tout se rattachait. Dans la tragédie, ou plutôt dans le drame moderne, l’intérêt n’est plus dans les hommes, il n’est plus dans les caractères ; il est dans les évènemens, dans les coups de théâtre, dans des péripéties infinies, et en cela le théâtre et la politique modernes se ressemblent à faire peur.

Aujourd’hui, la destinée des peuples se fait d’elle-même et toute seule. Quant aux individus, ils suivent les évènemens ; ils se font les serviteurs de la Providence, selon une spirituelle expression de la révolution anglaise. Personne ne marche plus en tête des choses ; on marche à la queue. On ne guide pas les évènemens, on les suit, et le temps est passé des hommes qui faisaient le destin d’une nation. Il n’y a plus maintenant qu’un seul héros, qu’un seul homme de génie : c’est tout le monde, c’est le peuple. Mais le peuple a-t-il un nom ? est-ce un individu ? est-ce quelqu’un ? Non ; le peuple, c’est presque aussi lui-même un évènement, car de même que les évènemens le peuple a quelque chose de fatal, d’instinctif. Il marche, il court d’une manière irrésistible, il a dans ses mouvemens une haute et profonde raison, mais qui semble ne pas lui appartenir. Il est raisonnable comme les évènemens de la terre, ou comme les astres du ciel, qui suivent les lois de la Providence ; il est raisonnable comme le sont les instrumens et les ministres de Dieu, raisonnable et aveugle. Le peuple n’est pas une personne : c’est une chose.

Tel est donc le caractère de l’identification des peuples. Elle unit les hommes par le partage plus égal des choses ; elle est favorable à l’humanité, mais en même temps elle est funeste à l’individu, car elle abolit les inégalités ; elle rend la société plus égale, plus unie…

— Et plus plate, n’est-ce pas ? C’est là ce que vous voulez dire ?

Il causait ainsi avec beaucoup de mouvement et de chaleur, plein de vie, hélas ! — car ce mot revient sans cesse, malgré moi, à côté du