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LETTRES DE GANS.

dans sa durée et dans ses évènemens, ce n’est, après tout, qu’une guerre ordinaire : ce sont des siéges, des batailles, des traités, des changemens de territoire. C’est là l’étoffe de toutes les guerres. Mais si nous considérons ses causes et sa fin, elle a un caractère tout particulier ; son dénouement est tout politique, c’est une guerre d’opinion. Le meilleur moyen de juger du caractère et de la nature d’une guerre, c’est de regarder son dénouement. Le traité de Westphalie, en reconnaissant en Allemagne la puissance du protestantisme, a fixé le caractère particulier de la guerre de trente ans, qui fut une guerre religieuse. Le congrès de Vienne, en fondant en France la restauration, a fixé aussi le caractère de la guerre de la révolution, qui fut une guerre toute politique, la guerre entre l’ancien et le nouveau régime. Une guerre d’opinions est toujours une guerre universelle ; telle fut la guerre de la révolution. Son dénouement aussi fut un dénouement universel, tel est le traité de Vienne. La restauration n’est pas un évènement de l’histoire de France, c’est un évènement de l’histoire de l’Europe, et la chute de la restauration, si elle tombe (cette conversation avait lieu au mois de mai 1830), ne sera pas non plus, soyez-en sûr, un évènement de l’histoire de France, ce sera un évènement européen. Tant toutes choses maintenant se tiennent et se lient, tant le monde est un vaste réseau dont toutes les mailles tremblent et s’agitent à la fois ! Ce n’est plus une terre sourde, inerte, immobile ; c’est une terre sonore et élastique, où tous les mouvemens ont des échos et des contre-coups. C’est un vaste océan dont toutes les masses se soulèvent à la fois, et le flot qui part des rivages de l’Amérique vient, de tempête en tempête, se briser sur les rivages de l’Europe.

— Mon cher ami, dis-je à Gans, il n’y a qu’une chose qui m’inquiète en tout ceci. Dans ces époques d’union ou de confusion, que deviennent les individus ?

— Ah ! me répondit-il, vous avez touché la plaie. Quand les évènemens se font de la sorte, quand ils soulèvent de pareilles masses, les évènemens alors prennent des proportions colossales, ils deviennent gigantesques ; mais les hommes, hélas ! restent ce qu’ils étaient, ils restent petits. Les évènemens s’allongent pour ainsi dire sur toute la surface de l’Europe : ils s’étendent, ils s’élèvent, ils grandissent d’une manière démesurée ; mais l’homme ne peut pas dépasser sa mesure ordinaire, et il reste, quoi qu’il fasse, enfermé dans les cinq ou six pieds de sa taille, et dans les cinq ou six idées de son esprit. De là cette disproportion entre les choses et les hommes que nous