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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/760

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REVUE DES DEUX MONDES.

VÉRONE.

Voilà enfin une ville italienne à laquelle Dante n’a point dit d’injures. Elle a dû cette exception presque unique à l’hospitalité qu’elle lui a donnée. Il a reconnu et célébré cette hospitalité en vers magnifiques : « Ton premier refuge et ton premier asile sera la courtoisie de ce grand Lombard qui dans ses armes porte sur une échelle le saint oiseau (l’aigle)[1]. »

La puissante famille des Scaliger, tyrans de Vérone, donna aux Malespina, aux Guidi, aux Polentani, l’exemple d’un accueil généreux, qui est leur principale gloire dans la postérité.

Can-Grande, le plus illustre des Scaliger, faisait de son palais un refuge et un asile pour tous ceux que les révolutions politiques avaient bannis de leur patrie. Soignant les imaginations des proscrits dont il recueillait l’infortune, il avait fait représenter dans les divers appartemens qui leur étaient destinés divers symboles analogues à leurs destinées : pour les poètes les Muses, Mercure pour les artistes, le paradis pour les prédicateurs, pour tous l’inconstante Fortune.

Une courtoisie aussi délicate envers le malheur et le talent fait honneur à cette famille héroïque et barbare, dont l’histoire est pleine de crimes et de grandes actions, comme celle des autres petits souverains italiens de la même époque. Les noms singulièrement vulgaires des Scaliger semblent annoncer des mœurs brutales et sauvages. Il est curieux de trouver une recherche d’hospitalité pareille chez des princes qui s’appellent Mâtin premier, Mâtin second, le Grand Chien (Can-Grande). Ces Mâtins de Vérone, comme les Mauvaises-Têtes (Malatesta) de Rimini, devançaient glorieusement le rôle dont on a trop exclusivement fait honneur aux Médicis.

Il devait arriver parfois à ces chefs guerriers d’être infidèles à ce rôle, si nouveau et si étrange pour eux, de protecteurs des arts et du génie, comme il arrivait à Théodoric d’oublier un beau jour son rôle de civilisateur, et d’envoyer Symmaque ou Boëce au supplice. C’est probablement à des retours pareils que font allusion certaines anecdotes populaires conservées par les biographes ou les nouvellistes. Ainsi un jour, dit-on, Can-Grande demanda insolemment à Dante comment il se faisait que lui, personnage si docte et si inspiré, plût moins qu’un bouffon dont les facéties divertissaient grandement la

  1. Parad,, c. XVII, 70.