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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/259

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DE LA POLITIQUE ROMAINE.

de fusion entre les peuples. Chaque gouvernement avait à tâche de se façonner un peuple exceptionnel, improgressif, dans l’acception la plus large de ce mot. La forme politique ne s’y moulait pas sur l’état social ; elle refaisait la société à son usage ; des institutions bizarres la garantissaient contre les progrès naturels du genre humain ; on l’élaborait comme une œuvre d’art coulée dans un moule arbitraire, et d’autant plus admirée qu’elle était plus inflexible ; puis on l’isolait pour la mieux conserver. Tel était le génie grec, surtout le génie dorien, génie politique par excellence chez les Hellènes.

À Rome, au contraire, la forme politique fut mobile, progressive, livrée incessamment aux fluctuations de l’état social ; elle n’occupa même, à vrai dire, dans la vie nationale, qu’une place secondaire et subordonnée. Rome apparaît dès l’origine avec un double caractère. Comme ville, comme état particulier, elle suit les phases de développement intérieur naturelles à tous les états ; mais cette ville ne reste point, si je l’ose dire, renfermée en elle-même ; elle se répand au dehors ; elle admet dans son sein d’autres villes, d’autres peuples, d’autres races d’hommes ; elle devient la tête d’une véritable société qui va se grossissant de jour en jour, et qui atteint enfin à des proportions gigantesques. Évidemment, l’action portée à l’extérieur dut amener de grandes perturbations dans l’économie intérieure : si Rome agit sur le monde, le monde réagit sur elle. Or il y eut dans cette seconde destinée, toute mêlée à celle du genre humain, quelque chose de bien autrement grand et fécond que la fortune domestique d’une petite république guerrière, développant isolément les combinaisons de sa constitution bien ou mal pondérée. L’histoire de Rome n’est que la lutte de ces deux actions. L’action sociale, comme la plus forte, grandit, domine, absorbe tout, bouleverse plusieurs fois la constitution, finit par la briser, et emporte avec elle jusqu’à la nationalité de la reine des nations.

Comme cette situation est unique dans l’histoire de l’antiquité, je m’arrêterai quelques instans à rechercher les conditions primitives qui purent la produire ; et, pour cela, j’examinerai ce que fut Rome à son berceau, et ce que furent aussi, dans leurs commencemens, la plupart des états grecs.

Deux races d’hommes différentes, superposées sur le même sol, mais séparées par une inimitié implacable, éternelle ; l’une spoliatrice, l’autre dépouillée ; l’une guerrière et oisive, l’autre désarmée, dépérissant dans l’abjection et dans les fatigues du labeur servile ; en un mot, la violence perpétuée en système, l’opposition de race à