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Icares, ont vu leurs ailes fondre au soleil dans un essor précoce. Un moment surtout, cette impatience et ce découragement ont pris parmi nous un caractère en quelque sorte contagieux, alors qu’un de nos poètes les plus gracieux et les plus élégans voulut idéaliser sur la scène le suicide orgueilleux de cet enfant de génie qui sut dérober l’antique vêtement du moine Rowley. M. Alfred de Vigny, par son magnifique drame plus poétique que vrai, amnistia sans y songer de fâcheuses tendances qu’il eût mieux valu contredire.

Il y a eu aussi, de nos jours, bien des illusions touchant ce que peut rapporter la poésie à ceux qui la servent, sur ce qu’elle peut leur promettre de fortune, d’honneurs et d’avantages matériels de toute sorte. On s’est dit avec une apparence de raison que, puisque la poésie était le plus magnifique don de l’homme et sa plus noble occupation, elle devait aussi lui réserver les plus belles récompenses ; et, à cet égard, on est allé bien au-delà des espérances même les plus permises. Le succès éclatant de quelques élus de la poésie contemporaine a ébloui bien de faibles yeux. Plus d’un jeune ambitieux, en ses nuits agitées, a rêvé peut-être les ambassades de Châteaubriand, les résidences seigneuriales et les pèlerinages fastueux de Lamartine, toujours, à coup sûr, les élégans et riches loisirs de Victor Hugo. Nuls ne se sont dit que ces hommes, dont ils enviaient la condition, étaient de magnifiques et rares exceptions, autant par le succès que par le génie, et que d’ailleurs tel d’entre eux avait trouvé l’opulence assise dans son berceau. Ils n’ont pas vu que si l’or peut éclater aisément dans la couronne qui ceint le front du poète, rarement il brille dans sa main et s’attache à ses pas. Ils n’ont pas compris qu’il faut d’ailleurs bien des vers chantés à l’oreille de la fortune, bien des coups retentissans frappés à sa porte, pour l’éveiller et la faire marcher à la suite de la poésie comme une humble servante. Ç’a été une grande erreur et une erreur souvent funeste pour ceux qui pratiquent la poésie, de croire qu’il suffit de quelques strophes, même bien inspirées, pour leur conquérir l’existence, et de fonder sur les capricieux élans de la Muse le pénible édifice de leur condition sociale.

Cette préoccupation de lucre, cette supputation de gain en matière de poésie, sont chose d’autant plus pernicieuse qu’en ce moment on n’est que trop enclin à faire métier de vers et à trafiquer de l’inspiration. L’industrialisme poétique, ce dernier mot de la corruption générale, a jeté son venin sur les œuvres contemporaines, comme ces impures chenilles qui souillent le calice des plus belles fleurs. Il semble que la poésie doive réaliser pour la plupart une sorte de