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qu’elle méritait. La première représentation ayant eu lieu en avril, on ne voulut pas prodiguer et user une tragédie nouvelle pendant la belle saison. L’année suivante, les rôles se trouvèrent très mal distribués. À le bien prendre donc, ce ne fut que trois ans plus tard que cette tragédie parut vraiment au théâtre, mais cette fois avec un éclat prodigieux, que rehaussait encore le jeu de Mlle Duchesnois. Depuis Voltaire, aucune pièce sérieuse n’avait obtenu un succès aussi réel et aussi suivi. Le directoire, sous François de Neufchâteau, ayant demandé à l’Institut quel était le meilleur ouvrage depuis trente ans, Agamemnon fut désigné et couronné solennellement au Champ-de-Mars. Ainsi adopté par un gouvernement sorti de la révolution, ainsi séduit par les pompes républicaines d’une grande fête littéraire, M. Lemercier, qui d’ailleurs n’avait pas tardé à suivre avec ardeur les idées de 89, sembla dès-lors avoir besoin, pour le développement de son talent, d’un idéal de liberté politique qu’il avait rêvé, et qui nécessairement lui manqua.

Agamemnon peut être regardé comme le dernier et brillant reflet de la tragédie antique dans notre littérature nationale. Parti de l’Odyssée, ce dramatique récit de la mort d’Atride devait être reproduit tour à tour en Grèce, à Rome, dans le moyen-âge, dans l’Italie moderne, en Angleterre, pour trouver enfin sur la scène française un terme définitif peut-être et glorieux. La spirituelle malédiction de Berchoux contre l’éternelle race d’Agamemnon ne pouvait s’adresser à la pièce nouvelle, car cette légende terrible paraissant une dernière fois au théâtre eut, comme le gladiateur qui tombe, un beau moment, le moment du suprême effort.

M. Lemercier avait pour son œuvre des élémens bien divers dont je veux indiquer à la hâte la généalogie littéraire. D’abord il n’a pas été de l’avis de La Harpe ; il n’a pas trouvé qu’il n’y eût « absolument rien à tolérer » dans le drame atroce d’Eschyle. Ces métaphores hardies et dures, Cassandre qui a, comme un chien, κυνὸς δίκην, l’odorat du meurtre, Clytemnestre qui appelle le sang de son époux une rosée féconde de mort, ces images fougueuses, accumulées, sauvages, cette muse indomptée enfin qui semble toujours parler du haut du trépied lyrique, tout cela ne l’effraie pas, et il admire plus encore ce caractère spontané chez Eschyle que chez Dante ou chez l’auteur de Macbeth, parce que dans les vers du poète grec on est à la source même de l’art et qu’il y a la consécration séculaire. Eschyle a rarement vérifié avec plus de supériorité entraînante le mot d’Horace : Docuit magnum loqui. Il y a une singulière majesté, une