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POÉTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

terreur fatale dans le meurtre du dénouement, dont on ne peut que deviner les mystérieux motifs, dans ces ombres secrètes du crime, dans ces sinistres pressentimens qu’augmentent incessamment les hymnes du chœur et les prophéties inspirées de Cassandre. M. Lemercier a profité de ces beautés natives d’Eschyle en les appropriant à notre langue. Les scènes de Sénèque, dont il a su éviter l’emphase sentencieuse, lui ont aussi fourni quelques répliques éloquentes, quelques élans poétiques comme cet admirable accent qui revient toujours au souvenir :

Ilion a péri dans la nuit d’une fête[1].
  1. On se rappelle le passage de Sénèque

    Festus dies est. — Festus et Trojæ fuit, etc.

    Après Eschyle, et bien avant Sénèque, Sophocle avait aussi composé une Clytemnestre. Matthæi, dans les dernières années du XVIIIe siècle, publia, sous le nom de l’auteur de l’Œdipe-Roi, quatre cent trente vers, qu’il prenait pour un fragment de cette tragédie perdue, et qui sont en réalité l’œuvre informe de quelque moine ignorant du XIe siècle. Struve, dans sa réimpression, a parfaitement démontré le ridicule de l’erreur de Matthæi. M. Boissonade aussi a eu bien raison de ne pas comprendre ce plat fragment, opellœ monstrum, comme il l’appelle, dans son excellente édition du grand tragique grec. Il est évident que le Pseudo-Sophocle n’avait fait qu’imiter grossièrement Sénèque. — Puisque j’ai indiqué ce fragment peu connu, je profiterai de l’occasion, et je réclamerai ici pour nos imitations françaises de l’Agamemnon la priorité chronologique sur celles de Thomson et d’Alfieri. Il y a dans l’histoire de notre théâtre cinq noms antérieurs au tragique anglais, lequel écrivait sa pièce en 1736. C’est un détail ignoré d’histoire littéraire qu’il est bon d’éclaircir. Dès 1557, un ami de Baïf, Charles Toutain, dans le style de Dubartas, armait Clytemnestre d’un couteau tue-mari. En 1561, Duchat donnait encore une libre imitation de Sénèque, et, vingt-huit ans plus tard, Roland Brisset dramatisait de nouveau le crime de l’efféminé paillard Égisthe. En cette même année 1589, un écrivain coloré de style, et qui mettait assez peu d’idées sous beaucoup d’ambitieuses images, Pierre Matthieu, que l’école de M. Hugo, par sympathie sans doute, a essayé à plusieurs reprises de réhabiliter hautement, donna aussi une Clytemnestre. Le beau passage de Sénèque, si admirablement reproduit par M. Lemercier, n’a pas échappé à Matthieu :

    Il estoit feste aussi quand Troye tu ravis, etc.

    J’indiquerai encore, pour être complet, l’Agamemnon du provençal Arnaud (1642), écrit déjà dans le style sentencieux du XVIIIe siècle, et enfin la rapsodie de Boyer, donnée sous un autre nom, et que Racine ne trouva mauvaise qu’à la seconde représentation, lorsqu’il la sut de son pitoyable rival. — Il est bon de remarquer que jusque-là ces nombreux imitateurs s’étaient abreuvés non à la source vive et jaillissante d’Eschyle, mais aux eaux impures et mêlées de Sénèque. M. Lemercier, au contraire, revint directement à la Grèce. Il était le premier en France, car les fragmens traduits en vers médiocres par Terrasson méritent à peine qu’on les rappelle, et on ne possédait pas encore les estimables essais de M. Puech.