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MORETO.

des règles des unités et des autres prescriptions de l’école française. Quant aux comédies historiques où héroïques, ces véritables tragédies de l’Espagne, comme il était absolument impossible de les faire rentrer dans le cadre de la tragédie telle que Racine l’avait conçue, elles tombèrent dans le mépris le plus complet ; non-seulement elles disparurent tout-à-fait de la scène, mais les critiques espagnols du XVIIIe siècle ne les mentionnent qu’avec une sorte de honte, comme de bizarres vestiges du mauvais goût et de l’extravagance de l’époque.

En même temps que ces critiques s’unissaient aux étrangers pour flétrir leurs plus belles gloires nationales, quelques-uns d’entre eux pourtant, par une contradiction singulière, s’efforçaient de prouver que la réputation dont leur théâtre avait joui jadis n’était nullement usurpée, que seulement elle reposait sur d’autres titres que ceux qu’on lui avait d’abord assignés ; persistant à voir dans Lope et Calderon les corrupteurs du goût, ils prétendaient qu’à une époque antérieure, bien long temps avant que les Français eussent adopté le système dont ils voulaient maintenant s’attribuer l’invention ou au moins la restauration, d’autres poètes espagnols avaient écrit des tragédies et des comédies régulières. À l’appui d’une assertion aussi étrange, ces critiques alléguaient les noms et les ouvrages d’écrivains obscurs et décriés, et s’efforçaient de les élever sur un piédestal. Comme il arrive toujours, les théories littéraires qui s’introduisaient ainsi en Espagne trouvèrent bientôt des esprits disposés à les appliquer. Des hommes qui n’étaient ni sans talent ni sans lumières, mais auxquels manquait le don du génie, ou, ce qui revient au même, celui de la véritable originalité, se mirent, vers le milieu du dernier siècle, à composer des tragédies et des comédies suivant les règles françaises. Quelques-unes de ces tragédies sont bien écrites, conduites avec assez d’art, mais froides et compassées ; le feu créateur y manque complètement. Les comédies, à l’exception de celles de Moratin et d’un très petit nombre d’autres, ne s’élèvent guère non plus au-dessus de la médiocrité.

Cependant une nouvelle révolution se préparait dans le monde littéraire, non moins mobile que le monde politique. Dans l’un comme dans l’autre, l’esprit novateur du XVIIIe siècle s’apprêtait à renverser les formes graves, sévères, régulières, dont la cour de Louis XIV avait consacré l’empire ; toutes les règles, tous les jougs allaient être brisés à la fois.

Voltaire, le premier, par des innovations qui nous semblent aujourd’hui bien timides et qu’on trouvait alors bien hardies, avait commencé à élargir les limites où les faibles successeurs de Racine avaient enfermé le théâtre ; le premier, il avait indiqué par son exemple les ressources que la tragédie pouvait puiser dans un respect moins scrupuleux pour des restrictions insignifiantes, dans un choix de sujets plus en rapport avec nos idées et nos mœurs : le premier enfin, il avait révélé à l’Europe le nom de Shakespeare, mort depuis cent vingt ans, et presque du même ton dont il citait parfois des fragmens de la littérature de la Chine ou de l’Indostan, il avait fait connaître, non sans les défigurer, quelques-unes des scènes sublimes, des situations dramati-