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DE LA MISE EN SCÈNE CHEZ LES ANCIENS.

mots ne signifient pas, comme l’avance Boettiger[1], que le bon plaisir du poète pût forcer un premier acteur à se charger d’un second ou d’un troisième rôle ; ils signifient seulement que le même tragédien pouvait représenter dans une pièce un roi, sorte de personnage abandonné aux tritagonistes[2], puis, dans une autre pièce, un esclave, suivant les conceptions diverses du poète. D’ailleurs, en passant d’un rôle de roi à un rôle d’esclave, le tritagoniste ne sortait point de son emploi, comme M. Boettiger l’a judicieusement remarqué dans un autre endroit[3] Lucien ne veut pas dire non plus, ainsi qu’on l’a cru à tort, que les acteurs grecs, jouaient tour à tour dans la tragédie et dans la comédie. C’était une chose fort rare chez les anciens que le passage d’un genre à un autre. On ne cite pas, que je sache, de poète tragique grec qui ait été en même temps poète comique[4]. Il en fut de même des acteurs, au moins dans les beaux temps du théâtre[5]. Si quelques-uns s’essayèrent dans les deux genres[6], ils n’excellèrent pas à la fois dans l’un et dans l’autre. Plusieurs tragédiens, par exemple, purent profiter de la beauté de leur voix et de la majesté de leur geste pour jouer les rôles de dieux ou de héros dans quelques comédies, telles que les Grenouilles ou Amphitryon. C’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre un passage dans lequel Lucien dit que Polus et Aristodème se montraient dans Agamemnon, Créon et Hercule[7], personnages abandonnés dans les tragédies aux deutéragonistes et même aux tritagonistes[8], et qu’auraient certainement dédaignés les premiers acteurs, tandis qu’ils pouvaient les jouer sans conséquence et à titre d’utilités ou de singularité dans des

  1. Boettig., De actor. prim., second. et tert. partium., pag. 315, seq., ed. Sillig.
  2. Témoins les rôles de Créon, de Cresphonte (Demosth., De coron., pag. 288, Reisk.) et de Thyeste (id., De fals. legat., pag. 449. — Groddeck (Sphocl. Philoct. cum prolusione, etc., pag. 8), pense contre l’autorité de Démosthène que les rôles de rois étaient plutôt des seconds que des troisièmes rôles.
  3. Boettig., ibid., p. 324.
  4. Tout poète tragique était poète satyrique, mais non pas comique. Il est vrai que Platon a dit : « Le poète tragique, qui l’est avec art, est à la fois poète comique (Sympos., pag. 223, D) ; mais ce n’est là qu’un paradoxe que Platon prête à Socrate et qu’il contredit d’ailleurs (De republ., lib. iii, pag. 395, A.).
  5. Plat., De republ., ibid. — À l’époque de la décadence, quand vint la confusion de tous les genres, on donna aux pantomimes les titres réunis de comédiens et de tragédiens. Grut., Inscr., p. 1089, 6.
  6. Ulpian., Ad Demosth. in Mid., p. 653, E., Francf.
  7. Lucian., Apolog. pro merc. conduct., cap. V.
  8. Demosth., De fals legat., pag. 418, Reisk. — L’abbé Barthélemy a conclu à tort de ce passage l’importance des rôles de rois dans les tragédies (Anachars., tom. IV, pag. 71). Plutarque dit seulement que, pour conserver la vraisemblance, les protagonistes témoignaient sur la scène du respect aux tritagonistes qui remplissaient les rôles de rois.