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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

bonne foi, mais aussi trop d’uniformité dans les teintes, un partage trop égal dans l’intérêt des caractères ; par suite nulle saillie principale, nulle incisive et piquante raillerie. Quant à la forme, quant au style, M. Casimir Delavigne était rentré cette fois dans sa première manière, la plus naturelle et la plus vraie, sinon la meilleure possible. On eût dit qu’à l’exemple de son héros Édouard Lindsay, lui aussi avait voulu s’arrêter en cours de sacrifices populaires, et le personnage était ici un peu comme le symbole du poète. — Quoi qu’il arrive, et alors même qu’il s’est le plus mépris au fond, on peut être assuré que M. Casimir Delavigne aura gardé quelque chose de son privilége inaliénable dans le détail. À tout prendre, nul plus que lui ne parle naturellement en vers, et n’y laisse voir une allure plus aisée. Le langage poétique est comme un souple vêtement qui ne gêne en rien son geste et sa démarche. Il sait tout ce qu’on peut savoir pour le maniement de la phrase, l’habileté des tours et la propriété de l’expression. Son dialogue est tour à tour spirituel ou éloquent ; les plus nobles sentimens, les plus généreuses pensées s’y peuvent encadrer dans une forme souvent naturelle, quelquefois précise. En un mot, le poète exécute à son gré tout ce qu’il imagine, et s’il imaginait davantage, on aurait moins à reprendre ; mais c’est justement la hauteur et la force d’imagination qu’il n’atteint pas.

Voici que pour son dernier essai M. Casimir Delavigne vient de s’attaquer au plus grand de nos tragiques. Il a osé nous redonner le Cid après Corneille. Il n’a pas craint de faire revivre cette figure si noble, si fière, si poétique, dans laquelle Pierre Corneille avait dépensé la première fleur et pour ainsi dire la virginité de son mâle génie. Toutefois M. Casimir Delavigne a moins prétendu reproduire le sujet même du premier Cid que l’héroïque tradition de son caractère. L’idée fondamentale de la Fille du Cid, ainsi que les scène principales, reviennent de droit au Romancero espagnol, dont le poète moderne a détaché les plus poétiques fleurs pour en parer le nouveau fruit de son imagination. Il ne s’agit plus maintenant du jeune et fougueux amant de Chimène, ce Rodrigue dont lui-même disait :

Aux ames bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.

Le vaillant Rodrigue de Bivar s’est fait vieux, ses cheveux ont blanchi ; disgracié par le roi Alphonse, mais toujours redouté des Maures, il vit à Valence, une de ses conquêtes, entre sa fille dona Elvire et Rodrigue, jeune novice destiné au cloître, fils de Phanès de Minaya,