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On dirait que dans sa destinée prodigue, dans cette vocation mobile qui aime à s’épandre hors du centre, il se reflète quelque chose de la destinée de sa province elle-même, si tard réunie. Il y a en lui, littérairement parlant, du Comtois d’avant la réunion, du fédéraliste girondin.

À qui la faute ? et est-ce une faute en ces temps de révolution et de coupures si fréquentes ? Qu’on songe à la date de sa naissance. Nous aurons à rappeler tout à l’heure les impressions de son enfance précoce, les orages de son adolescence émancipée, cette vie de frontière aux lisières des monts, aux années d’émigration et d’anarchie, entre le Directoire expirant et l’Empire qui n’était pas né ; car c’est bien alors que son imagination a pris son pli ineffaçable, et que l’idéal en lui, à grands traits hasardeux, s’est formé. L’honneur de Nodier dans l’avenir consistera, quoi qu’il en soit, à représenter à merveille cette époque convulsive où il fût jeté, cette génération littéraire, adolescente au Consulat, coupée par l’Empire, assez jeune encore au début de la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de contre-temps historique : ou trop tôt ou trop tard !

Trop tôt ; car si elle eût tardé jusqu’à la Restauration, si elle y eût débuté fraîchement à l’origine, elle aurait eu quinze années de pleine liberté et d’ouverte carrière à courir tout d’une haleine. Trop tard ; car si elle se fût produite aussi bien vers 1780, si elle fût entrée en scène le lendemain de Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire virile en ces dix années, de prendre rang et consistance avant les orages de 89.

Mais, dans l’un ou dans l’autre cas, elle n’aurait plus été elle-même, c’est-à-dire une génération poétique jetée de côté et interceptée par un char de guerre, une génération vouée à des instincts qu’exaltèrent et réprimèrent à l’instant les choses, et dont les rares individus parurent d’abord marqués au front d’un pâle éclair égaré. Hélas ! nous aurions pu être ! a dit l’aimable miss Landon dans un refrain mélancolique, récemment cité par M. Chasles. C’est la devise de presque toutes les existences. Seulement ici, de ces existences littéraires d’alors qui ont manqué et qui auraient pu être, il en est une qui a surgi, qui, malgré tout, a brillé, qui, sans y songer, a hérité à la longue de ces infortunes des autres et des siennes propres, qui les résume en soi avec éclat et charme, qui en est aujourd’hui en un mot le type visible et subsistant. Cela fait aussi une gloire.

J’insiste encore, car, pour le littérateur, c’est tout si on le peut rattacher à un vrai moment social, si on peut sceller à jamais son nom