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LES SCIENCES EN FRANCE.

sieurs places ; et ce cumul nécessaire, qui a été l’objet de tant de réclamations, est très nuisible aux sciences, car il empêche les hommes qui les cultivent avec le plus de succès, de se vouer uniquement à leur progrès. C’est en vérité une chose fort singulière que de voir le public, qui est charmé d’apprendre que Mlle Rachel reçoit soixante mille francs par an, s’indigner si fort contre tel zoologiste ou tel physicien qui occupera deux chaires et touchera dix mille francs par an. S’il y a eu un homme dont la gloire ait été acceptée généralement sans réclamation, cet homme est Cuvier, et cependant combien n’a-t-on pas crié contre son équipage ! Combien de fois n’a-t-on pas fait le calcul, dans les journaux, des traitemens qu’il cumulait ! On trouvait monstrueux que ce grand naturaliste pût toucher quarante mille francs par an, et l’on ne songeait pas que s’il avait donné une autre direction à ses prodigieuses facultés, la France aurait été privée d’une de ses plus belles gloires, et il serait resté à la famille de Cuvier un héritage moins illustre, mais bien plus riche que celui qu’a laissé cet homme éminent. Je ne craindrai pas de le dire : une société où les intérêts matériels prédominent, où il n’y a plus d’autre rang que celui qu’assigne la fortune, et dans laquelle l’état ne peut pas faire pour un Cuvier ou pour un Laplace autant que les femmes du monde ont pu faire pour une couturière à la mode ; une telle société n’est pas organisée pour le plus grand progrès possible des sciences.

Au reste, ces faits ont été déjà signalés par des hommes dont personne ne suspectera l’indépendance et le désintéressement, et il n’y a pas long-temps encore que, dans une séance publique, l’organe officiel de l’Académie des Sciences a déploré la perte de temps qui résultait pour les savans de la multitude d’occupations auxquelles ils doivent se livrer pour vivre. Dans cette circonstance, M. Arago n’a semblé frappé que de ce qui se passe lorsque l’homme est déjà formé, déjà célèbre : cependant l’illustre secrétaire perpétuel n’a pu manquer de remarquer également que si les fonctions que remplissent les savans sont un obstacle aux travaux qu’ils devraient produire, le sort qu’ils voient réserver aux hommes les plus distingués empêche souvent les jeunes gens qui cultivent les sciences de se vouer exclusivement à la partie la plus sublime des connaissances humaines, et les porte fréquemment vers une sorte d’industrie scientifique. En effet, parmi nos jeunes professeurs de mathématiques que l’on envoie tous les ans en province, combien y en a-t-il qui écrivent des mémoires ou produisent des travaux originaux ? Le nombre en est fort restreint. Et pourtant ce n’est pas le talent qui leur manque ; c’est le temps,