élancée dans ses bras : « Vous les savez, mon enfant ? demande le chanoine. » Non, répond Cosima ; ce non, si naturel à la fois et si démenti par tout son geste, nous rouvre l’abîme profond de son cœur.
Rien de plus cruel, mais rien de plus finement observé qu’à la fin de cet acte l’oubli qu’elle fait de Néri : par amour, par reconnaissance, il s’est dévoué pour sauver les jours d’Alvise accusé, il a subi la prison et peut-être la torture ; mais l’horreur s’éclaircit, Ordonio vit, Alvise est sauvé ; tous reviennent, et c’est fête entière. Le pauvre Néri seul, le dernier, reste près de la porte et n’a pas eu encore un regard ni une pensée de Cosima. Il est vrai que, dès qu’elle y pense et qu’on l’en avertit, elle répare, elle tombe à genoux devant lui ; mais c’est trop après trop peu. Néri, s’il n’est pas tout-à-fait aveugle, ne s’en trouvera pas consolé.
Quelques inexpériences de mise en œuvre, inévitables à un début, ne me paraissent pas expliquer suffisamment le peu de relief que la première représentation a donné à des détails tels que ceux-là. La faute en est en partie aux acteurs, je l’ai dit, et en partie au public, il faut oser le lui dire. Une certaine fraction du public paraissait s’attendre à un genre d’extraordinaire qui n’est pas venu ; cette sorte d’attention, nécessairement fort défavorable, lorsqu’elle a cherché à se porter et à se faire jour sur certains mots du dialogue, a été bientôt déjouée, car la suite ne répondait en rien à l’intention qu’on supposait voir percer et qu’on introduisait plus sottement encore que malignement. Deux ou trois fois notamment, quelques murmures soulevés ont fait peu d’honneur au goût littéraire de ceux qui se les permettaient. Ainsi, au premier acte, Cosima, qui n’entend parler depuis quelques jours, et à son oncle le chanoine, et à sa soubrette, que de son honneur à elle qu’Alvise son mari doit défendre, Cosima, ennuyée, excédée de cette surveillance qui la froisse comme femme de bien, et qui la tente comme toute fille d’Ève, s’écrie avec un sentiment douloureux d’oppression et en se dirigeant vers la fenêtre où elle apercevra peut-être l’ombre d’Ordonio : « L’air qu’on respire ici depuis quelque temps est chargé d’idées blessantes et de paroles odieuses. » Si on murmure à une telle phrase au lieu d’applaudir, il faut renoncer, j’en demande pardon aux puristes du parterre, à faire parler la passion moderne au théâtre et à y traduire la pensée en d’énergiques images.
Il y a des inexpériences d’agencement sans doute, je le répète pour ne pas avoir l’air de le dissimuler. Quand on met des finesses dans une pièce de théâtre, ce ne doit pas être comme dans un livre, où il suffit quelles soient en leur lieu et place ; il faut qu’à la scène elles soient développées, éclairées et symétrisées d’une certaine façon, afin qu’on ait le moment de les goûter et que les plus grossiers n’en perdent rien.
Et puis certains caractères peut-être ne doivent pas être trop vrais, trop réels. Ordonio, édition vénitienne de Raymond de Ramière, est un égoïste, un fat un peu cru, comme sont les trois quarts des hommes de cette espèce dans leurs relations avec les femmes sensibles. Il se pourrait qu’au théâtre on ne