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POÈTES ET ROMANCIERS DE L’ALLEMAGNE.

un maître qui n’a pas ce qu’il convient à toute personne honorable d’avoir. « On n’est qu’un pauvre diable, dit-il, mais enfin on a une ombre comme tout le monde. » Et il demande son congé.

L’un des incidens les plus plaisans des infortunes de Pierre Schlemihl est celui-ci. Le personnage mystérieux par lequel il a été induit au marché qu’il déplore chaque jour reparaît et veut le porter à donner son ame pour son ombre. Schlemihl résiste ; mais le tentateur, pour le séduire, lui offre de lui prêter ce qu’il regrette si vivement. Quelle est la joie du pauvre Schlemihl, rentrant en possession du trésor qu’il avait perdu, quand il voit son ombre reprendre sa place et trotter auprès de lui, car en ce moment il est à cheval, et le perfide acquéreur de son bien marche à ses côtés ! Une idée lui vient, piquer son cheval et emporter son ombre au galop ; mais la tentative ne réussit pas. L’ombre s’arrête et attend son propriétaire, qui la ramasse et la rend froidement au fugitif désappointé, en l’engageant à prendre les moyens de la mieux conserver.

Cette folie est, selon moi, trop prolongée. Une saillie d’imagination ne peut être la donnée d’un roman dans les règles. La partie sentimentale et pathétique de Schlemihl ne touche point le lecteur, qui ne peut prendre au sérieux un malheur aussi extraordinaire. La conception frappe par ce qu’elle a d’inattendu et de nouveau. La fantaisie consent en souriant à s’y prêter pendant quelques minutes ; mais bientôt la raison reprend ses droits. Il faut une certaine logique, une certaine conséquence, même dans le merveilleux ; il faut de la vraisemblance jusque dans l’impossible, l’Arioste et les Mille et une Nuits en font foi ; et véritablement le malheur de n’avoir pas d’ombre peut paraître à beaucoup de gens compensé par le bonheur d’être démesurément riche. On ne peut admettre que Schlemihl n’ait d’autre ressource contre son malheur que les bottes de sept lieues qui ne terminent pas très heureusement son histoire, et l’on se demande si, avec le sac de Fortunatus, il n’aurait pas trouvé des serviteurs respectueux, de la considération et d’excellens partis.

Y a-t-il une idée sous ce récit bizarre ? Sans faire comme Schlemihl, et courir après une ombre, il me semble qu’on peut supposer à l’auteur l’intention d’exprimer cette vérité, que, dans la société telle qu’elle est, la vertu, le mérite, la fortune même, ne sont pas tout. On a beau être riche, on a besoin encore de quelque chose pour être un personnage dans le monde ; il faut un je ne sais quoi, une ombre légère désignée par ces mots vagues, mais qui ont un sens : spécialité, notabilité, position. Pour compter dans la société de nos