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DE LA POPULARITÉ DE NAPOLÉON.

s’évanouir dans le sentiment plus élevé où ils s’absorbent ; un instinct supérieur aux lois de la logique elle-même réunit dans une admiration naïve autant que profonde et les antécédens contradictoires et les doctrines opposées ; enfin le raisonnement assiste vaincu et désarmé au mystère de cette apothéose.

Ce n’est pas la liberté qu’on surprend seule ici en contradiction apparente avec elle-même. Ne voyez-vous pas l’Europe si souvent vaincue et foulée sous son talon, s’incliner aussi avec respect devant ces restes, grandissant chaque jour par son enthousiasme cette gloire conquise sur elle-même ? Il n’est pas une capitale où l’empire n’ait insulté les peuples et humilié les rois ; pas une ville, des bords du Tage à ceux de la Moscowa, qui ne porte la trace indélébile de son passage, les flétrissures imprimées par ses traités ou par ses armes. Interrogez cependant les peuples de l’Italie ou de l’Espagne, les uns décimés, les autres asservis ; consultez le sentiment national dans cette Allemagne à laquelle la vengeance prépara pour un jour un sublime réveil, et vous verrez presque en tous lieux les sympathies populaires incliner vers cette mémoire, et les peuples oublier, après peu d’années, des injures et des souffrances qui semblaient devoir fomenter des haines éternelles. Les violences de Louis XIV ne furent rien auprès de celles où se porta Napoléon. Si l’un institua les chambres de réunion, l’autre brisa sans hésitation comme sans scrupule tout le vieux droit public de l’Europe. Il découpa de mille manières la carte du monde. Il fit et défit des états, nomma et institua des rois, au gré de ses fantaisies impériales ; il proclama le droit de la force en s’en réservant l’inexorable monopole, et cependant les peuples ont plus aisément pardonné à cette gloire qu’à celle de Louis ; ils ne l’ont pas seulement absoute, ils l’ont exaltée, et plus d’une fois, depuis vingt ans, ils se sont tournés vers la grande tombe de Sainte-Hélène, comme si elle eût gardé le secret de leur avenir et le mot tant cherché par ce siècle. Enfin, nous avons vu, spectacle prodigieux ! l’Angleterre elle-même se précipiter en masse sur les pas d’un guerrier français, et lui préparer un accueil qu’elle n’eût certes pas fait au fils des rois, parce qu’elle entrevoyait sur son front un reflet de cette grande gloire !

Ainsi l’Europe vaincue, ainsi la liberté asservie, ainsi l’égalité détruite, pardonnent à l’envi à Napoléon, et viennent payer à ses cendres des respects unanimes. Quel est donc ce privilége de réconcilier à sa mémoire tant d’intérêts si cruellement blessés, et d’où lui vient ce prestige que ses fautes même semblent grandir en con-