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REVUE. — CHRONIQUE.

faire envie aux plus beaux jours du Conservatoire. Intelligens, habiles à saisir les moindres nuances, tantôt, pendant les fantaisies du second acte, glissant comme l’eau sous la feuillée, tantôt se déchaînant au quatrième comme la tempête, tous ces instrumens obéissaient au moindre regard du compositeur, au moindre signe de sa main. Quel triomphe ! mais aussi quels dangers il a courus ce soir-là ! Diriger lui-même en personne sa musique ! avec la susceptibilité maladive qu’on lui connaît, s’aventurer à travers les orages de son orchestre ! le péril eût été moins grand pour lui en pleine mer, au milieu du tumulte des flots et des éclairs. Quand on pense que pendant quatre heures d’horloge la vie du chantre des Huguenots a été suspendue à quelque chose de plus fragile et de plus ténu qu’un fil, à un son, et qu’il dépendait du dernier timbalier de le faire mourir d’angoisses et de désespoir !


Tous les succès de salon ont été cet hiver pour une jeune provinciale, Mlle G…, de Toulouse, qu’un auguste patronage recommandait à Paris. Mlle G… est une gracieuse personne d’une voix de soprano aiguë et limpide, et qui chante la cavatine de Robert-le-Diable et les romances de Mlle Puget de manière à provoquer dans un salon les frémissemens les plus délicieux. On a crié au prodige, un peu vite peut-être ; on a parlé de théâtre, de débuts à l’Opéra ; M. Duponchel est survenu avec M. Halévy. Nous conseillons vivement à Mlle G… de se défier des promesses qu’on va lui faire ; l’empressement des directeurs ne manque jamais lorsqu’il s’agit d’attirer au théâtre un succès du monde. On gagne ainsi un nom déjà connu pour les affiches, des débuts dont on s’occupe partout, et que les plus hautes sympathies accompagnent. Si la chose réussit, on s’en fait gloire ; s’il y a échec, on en est quitte pour aller se pourvoir ailleurs. L’exemple de M. de Candia, cette noble voix dont on pouvait tirer un si grand parti et qu’on laisse se rouiller dans l’inaction, est là pour tenir en respect les volontés les plus déterminées. D’ailleurs, rien ne semble moins convenir à la scène que le talent de Mlle G… ; et pour laisser de côté son inexpérience musicale, et ne parler ici que de ses avantages, cette voix douce et frêle, éclose aux bougies et dans une atmosphère de bienveillance, s’entendrait à peine dans la vaste salle de l’Opéra. Nous parlons d’une voix née au-dessus du théâtre ; en voici une venue de plus bas et dont on a fait, Dieu merci ! assez de bruit : celle du tonnelier de Rouen. Un joyeux compagnon, cerclant ses foudres, entonne quelque refrain populaire avec une voix de basse magnifique ; un homme passe dans la rue au même instant, et voyez un peu le hasard ! cet homme est justement le directeur de l’Opéra. M. Monnais trouve qu’il n’a jamais rien ouï de pareil ; il admire, il s’étonne, et, ravi de la découverte, révèle au basso cantante tous les trésors qu’il a dans son gosier : « Si tu veux chanter à l’Opéra, je te donne mille écus cette année, puis six mille francs, puis douze, et ainsi de suite jusqu’à cent. » L’ouvrier n’y tient pas d’aise, ouvre de grands yeux, et l’on signe l’engagement sur le tonneau. À l’heure qu’il est, cette voix magnifique est à Paris ; on la forme pour la scène, on lui apprend à lire et à écrire, à porter un chapeau et des gants.