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REVUE DES DEUX MONDES.

— Mal, répondis-je.

Il éclata de rire.

— Décidément, la république et la monarchie ne peuvent être à l’aise sous la même couverture ; mais debout, citoyen, le déjeuner vous attend.

L’aubergiste venait en effet d’apporter du pain noir, du cidre et un morceau de lard rance ; je me hâtai de m’habiller et de m’approcher de la table. Boishardy me montra un escabeau vis-à-vis de lui.

— Asseyez-vous là, et causons en déjeunant. Je suis fâché que le capitaine ne soit pas des nôtres, il nous parlerait latin, et je lui indiquerais quelque nouveau moyen de faire cesser la chouannerie.

— La chouannerie cessera le jour où vous désirerez la paix, observai-je.

— La paix, répéta Boishardy en haussant les épaules ; qui vous dit que les royalistes ne la désirent point ? Croyez-vous donc que nous fassions la guerre par passe-temps ? Si nous vivons comme des bêtes fauves, creusant notre tanière dans les bois, pillant les convois qui passent et tuant les bleus, c’est qu’on a brûlé nos demeures, fauché nos blés, égorgé nos familles. La cocarde noire que nous portons est moins un signe de parti que de douleur ; nous sommes en deuil de toutes nos joies perdues, et il ne faudrait point nous appeler une armée de royalistes, mais une armée de désespérés. Vous nous parlez de paix maintenant, parce que vous avez commencé à sentir nos morsures ; mais quelles réparations nous accorderez-vous pour le passé ? quelles garanties pour l’avenir ? Est-il une transaction possible entre ceux qui ont tout perdu et ceux qui ont tout pris ?

— Qu’en savez-vous tant que vous ne l’aurez pas essayé ? Répliquai-je. Voulez-vous véritablement la paix ? dites-le, et les patriotes, qui la veulent comme vous, viendront en discuter les conditions. Songez d’ailleurs aux résultats de la lutte que vous avez entreprise. Vaincus, vous supporterez seuls tout le poids de votre défaite ; vainqueurs, c’est à d’autres que profitera le succès. Vous le savez, car vous l’avez dit hier à ce vicomte dont l’orgueil vous indignait. Il vous a accusé d’être presque aussi républicain que nous-mêmes, et il avait raison ; à votre insu, vous avez tous nos instincts. Si le parti que vous défendez aujourd’hui recouvrait la puissance, vous seriez le premier à vous révolter contre ses iniquités et ses priviléges. Chouans et bleus combattent pour deux mots différens, au fond pour une même chose, l’indépendance. Ce que vous avez droit de vouloir, ce que vous désirez véritablement, c’est la sûreté pour vos biens et vos