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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je ne la regardais pas. J’étais toute occupée à étudier le corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, s’est arrêté au plus beau moment.

Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa complainte ne pouvait pas être chantée devant le lieutenant Orso.

— Que chantais-tu là, Paolo Francè, dit Orso ; est-ce une ballata ? un vocero[1] ? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin.

— Je l’ai oubliée, Ors’ Anton’, dit le matelot. Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge.

Miss Lydia écouta le cantique avec distraction, et ne pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de savoir plus tard le mot de l’énigme. Mais sa femme de chambre, qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse de s’instruire, et s’adressant à Orso avant que celle-ci pût l’avertir par un coup de coude : Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le rimbecco ?

— Le rimbecco ! dit Orso, mais c’est faire la plus mortelle injure à un Corse : c’est lui reprocher de ne pas s’être vengé. Qui vous a parlé de rimbecco[2] ?

— C’est hier, à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, que le patron de la goëlette s’est servi de ce mot.

— Et de qui parlait-il ? demanda Orso avec vivacité.

— Oh ! il nous contait une vieille histoire… du temps de… oui, je crois que c’était à propos de Vannina d’Ornano.

— La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero ?

  1. Lorsque un homme est mort, particulièrement lorsqu’il a été assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa famille, à leur défaut, des amies ou même des femmes étrangères connues par leur talent poétique, improvisent devant un auditoire nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On nomme ces femmes voceratrici, ou, suivant la prononciation corse, buceratrici, et la complainte s’appelle vocero, buceru, buceratu, sur la côte orientale, ballata sur la côte opposée. Le mot vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin vociferare. Quelquefois plusieurs femmes improvisent tour à tour, et fréquemment la femme ou la fille du mort chante elle-même la complainte funèbre.
  2. Rimbeccare en italien signifie renvoyer, riposter, rejeter. Dans le dialecte corse, cela veut dire : adresser un reproche offensant et public. — On donne le rimbeccu au fils d’un homme assassiné en lui disant que son père n’est pas vengé. Le rimbeccu est une espèce de mise en demeure pour l’homme qui n’a pas encore lavé une injure dans le sang. La loi génoise punissait très sévèrement l’auteur d’un rimbecco.