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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/288

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REVUE DES DEUX MONDES.

Grey, son chef militaire, le réprimande, on ne sait sur quel sujet ; il en écrit à Leicester. Une fois brouillé avec son capitaine, il sait que la chose ira plus loin et plus haut, et que la reine voudra être juge du différend. Il ne se trompait pas. Le cabinet royal s’ouvrit à lui et à son antagoniste. Le moment était décisif. Il avait médité sa défense, qui ménageait avec habileté l’homme même qu’il attaquait, et flattait démesurément l’orgueil de la reine vieillissante. Sa fortune fut faite.

La scène, dont les contemporains ont seulement indiqué l’esquisse, et laissé les matériaux épars, dut être pleine d’intérêt. Elle se passait au conseil d’état, devant cette souveraine à l’œil perçant et au nez crochu, proclamée Vénus par les courtisans et les poètes, vierge d’après ses propres médailles, bien qu’à la connaissance de l’Europe entière elle eût changé d’amans avec une facilité et une rapidité excessives, et dont le progrès de l’âge ne faisait qu’augmenter la licence. Devant cette femme déjà ridée, couverte de perles et de diamans, le cou environné d’une immense fraise empesée, les joues sillonnées de rides et de fard, voici le jeune homme debout, le front singulièrement haut, l’œil vif et fier, d’une taille supérieure à la taille commune, robuste, développant, avec une éloquence fleurie mêlée d’éloges pour la souveraine, ses observations militaires sur l’Irlande bien plutôt que ses griefs contre son chef. « La reine fut séduite, » dit Naunton ; the queen’s ear was taken.

Une seconde phase de sa vie commence ici. Le soldat de fortune, déployant devant le conseil privé sa bonne grace et sa faconde, reste à la cour comme amant de la reine ; titre qu’il partage d’ailleurs avec sir Charles Blount et le comte d’Essex. Il est difficile de se laisser convaincre par la confiance philosophique de la Revue d’Édimbourg, qui transforme doucement en platonisme éthéré les passions de Queen Bess, de la reine Élisabeth. Je sais que la vénération protestante la couvre et la protége encore aujourd’hui d’une faveur apologétique ; mais l’histoire est plus sévère. Vraie fille de Henri VIII, pape et sultan à la fois, la vierge des îles occidentales, comme elle se nommait elle-même, prouve qu’un souverain se fait tout pardonner, s’il favorise les ambitions de son peuple. Élisabeth ressemblait fort à Catherine-la-Grande. Les rapports des ambassadeurs étrangers auprès de sa cour sont loin d’attester cette virginale réserve, à laquelle la postérité protestante fait semblant d’ajouter foi. Ils parlent fort librement, dans leur correspondance particulière, de ses faiblesses, que le complaisant chancelier Bacon appelait her softnesses (ses attendrissemens),